CHRONIQUE « L'Ennemi de la Société ◄ » UN DES ANNIVERSAIRES marquants de l'année 1962 sera le cinquantenaire de la mort de JohanAugust Strindberg, « l'ennemi de la société» comme on l'a qualifié en Suède, « le fils de la servante» comme il se désigne lui-même dans le. roman autobiographique qui porte ce titre. La personnalité complexe et mouvante du grand écrivain suédois, poète, romancier, ·historien, dramaturge, philosophe, essayiste, offre de multiples aspects changeants qui sont autant de sujets d'étude. M. Sven-Gustaf Edgvist a choisi « l'anarchisme de Strindberg» pour sa thèse de doctorat soutenue à l'Université d'Upsala l'année dernière ; nous en avons un excellent résumé en français par les soins de Mme Malou Hojer (Stockholm 1961). Strindberg a subi bien des influences successives, celles de Fourier et de Saint-Simon, de Rousseau et de Tolstoï, voire de Hugo et de Tchernychevski, entre autres, qui se reflètent dans son « anarchisme » sui generis, étant entendu qu'une telle étiquette recouvre des tendances, des aspirations, des idées fort diverses et souvent contradictoires. Au cours des années 60 du dernier siècle, il s'éveille à la vie politique dans le libéralisme et son tempérament, à vingt ans, donne l'impression du type « Sturm und Drang ». Sa première œuvre importante, Maître Olof, s'inspire de la Réforme et met en scène un anabaptiste révolutionnaire. Puis, dans Le Libre Penseur, qui « montre comment l'impératif de liberté religieuse accule le héros à un conflit avec l'Eglise officielle et les hiérarchies sociales », apparaît le germe du rousseauisme. Avec Le Proscrit se fait sentir l'effet produit par la Commune de Paris et ses « théories anarcho-fédératives » sur l'esprit de Strindberg. (Parlant de la Commune, le résumé suivi ici croit devoir observer : « On considérait qu'elle avait été projetée et inspirée par la première Internationale et par le plus grand de ses chefs, Bakounine. » Il faut dire que l'Internationale n'eut qu'un rôle très restreint dans ce mouvement patriotiqùe spontané, que Bakounine exerça son action surtout à Marseille et à Lyon, que les « théories anarcho-fédératives » des Communards furent en définitive partagées par Marx, à telle enseigne que Lénine les doctrina dans L'Etat et la Révolution.) « L'exemple donné à l'époque par les Norvégiens Bjomson et Ibsen qui démasquaient le mensonge officiel dans leurs premières pièces sociales » agit sans doute sur Strindberg et oriente alors son pessimisme, ainsi que la philosophie d'Eduard von Hartmann, mais ce fut le « nihiBiblioteca •Gi~oBianco lisme terroriste russe » qui, selon M. Edgvist, « exerça une influence décisive sur l'esprit révolutionnaire, jusque-là muselé, de Strindberg », ce que dénote La Chambre rouge. Ici la thèse semble associer à tort le nihilisme « à des noms tels que Herzen, Tchernychevski, Bakounine et Kropotkine ». Il y a là une confusion courante et, d'ailleurs, une contradiction dans les termes, car le nihilisme était une attitude intellectuelle incompatible avec les convictions révolutionnaires et l'action terroriste qui tendaient avec optimisme " à instaurer un ordre nouveau. En 1880, Strindberg écrit en ces termes à Edvard Brandès, écrivain danois, frère de Georg Brandès : « Je suis socialiste, nihiliste, républicain, tout ce qui peut être à l'opposé des réactionnaires. Et cela d'instinct, car je suis frère de Jean-Jacques dès qu'il s'agit du retour à la nature : je voudrais être de ceux qui mettent tout sens dessus dessous pour voir ce qu'il y a au fond ; je crois que nous sommes si emberlificotés, si effroyablement régis de toutes parts qu'on ne peut rien démêler, qu'il faut tout brûler, tout bnser, et puis repartir et créer du neuf!» Profession de foi qui s'apparente peut-être à l'anarchisme, mais d'une façon vague et confuse, qui traduit des sentiments de révolte contre 1~société, contre la ville*, non un concept proprement dit, plus ou moins cohérent comme chez les populistes russes susnommés ou chez les théoriciens reconnus de l'anarchisme. Dans une série d'œuvres consécutives s'épanouit le rousseauisme de Strindberg, s'exalte son sentiment de la nature. Le Peuple suédois ( 1882) est « l'histoire de la classe populaire opprimée par la classe supérieure». Entre 1881 et 1883, Strindberg fait partie d'un cercle qui se disait « nihil~ste » où il connut Hjalmar Branting, l'un des futurs fondateurs du parti social-démocrate suédois, et il évoque dans son autobiographie ces jeunes camarades qui lui firent « connaître la société future ou état socialiste », idée imprécise, peu compatible avec le nihilisme et l'anarchisme au sens strict des termes. Dans L' En/ ant mal accueilli, la famille et la société font d'un être né honnête un menteur et un bandit, qui se révolte et s'exile dans un pays vierge « où la terre n'a pas encore de propriétaires et où l'homme né libre peut paître ses troupeaux ... » Dans Plus nobles buts, l'auteur décrit « l'antinomie qui oppose, dans un même individu, l'homme naturel à • « Paris, Londres et Berlin formant un gigantesque bûcher », anticipait Bakounine. Le personnage principal de La Chambre rouge ne va pas encore jusque-là : de loin il contemple Stockholm et « il leva le poing comme pour défier cette malheureuse ville, ou la menacer ».
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