Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

62 léninisme, sauf par voie d'opposition : elle se contente de ,rénover l'ancienne philosophie de l'Ange de l'Ecole en l'adaptant aux problèmes contemporains. Jacques Maritain, comme le savent tous ses lecteurs, est un esprit clair et aigu, doué de qualités éminemment didactiques. C'est aussi l'avocat d'une cause à la fois philosophique et religieuse. C'est pourquoi cet ouvrage consacré à l'examen historique et critique des grands systèmes de morale philosophique, de l'Antiquité à nos jours, est aussi éminemment discutable, ce qui n'est pas la moindre de ses qualités. On connaît trop les livres indiscutables comme la Critique de la raison dialectique, de J.-P. Sartre, protégée par un épais rideau de fumée 1 • C'est pourquoi, s'agissant de Maritain, nous nous contenterons de discuter quelques points. Très digne d'intérêt en raison de l'importance que reconnaissent les clercs d'aujourd'hui au philosophe d'Iéna est le chapitre consacré à la philosophie de l'histoire de Hegel. Maritain suggère que le dieu immanent dont la rusée providence s'étale dans !'Histoire, selon le sage rhénan devenu prussien, pourrait n'être personne d'autre que « !'Empereur de ce monde». C'est une façon élégante de se référer à l'Evangile qui évoque le « Prince de ce monde » - sauf le respect dû à la philosophie : le Diable. Hegel serait donc l'inventeur d'un néo-satanisme adorateur du fait accompli, et rien que cela. La difficulté que l'on éprouve à admettre cette interprétation procède de la structure même de l' Encyclopédie hégélienne, qui place l' « Esprit absolu » (art, religion, philosophie) au-dessus de l' « Esprit objectif» dont l' « Esprit du monde », qui s'élève audessus de l'esprit des différents peuples, est la manifestation suprême. Mais la clef est donnée à la fin du chapitre où Maritain reconnaît comme principale autorité en matière d'interprétation hégélienne la leçon d'Alexandre Kojève, qu'il place même au-dessus des textes. Kojève - répétons-le afin que ne subsiste aucune équivoque sur ce que nous avons pu en dire précédemment ici même 2 - est le contraire d'un sot. Mais on peut dire aussi que, l'un pour encenser, voire diviniser Hegel, l'autre pour l'exorciser, Kojève et Maritain s'entendent comme larrons en foire. Le respect de la simple vérité oblige à déclarer que le texte de Kojève cité par Maritain p. 262 comme la meilleure expression de la quintessence de l'hégélianisme est une caricature violente de la pensée du philosophe d'Iéna, forgée pour les besoins d'urre·propagande occulte qui a trop porté ses fruits dans l'esprit des plus simples d'entre nos clercs : « Est bien ce qui existe et en tant qu'il existe (...) Origine chrétienne (luthérienne) : toute action est un péché ; seul Hegel ( = Dieu) peut absoudre les péchés en portant le jugement de !'Histoire universellei ( = Christ) accomplie» 1. Cf. Contrat social, juillet 1960, p. 255. 2. Cf. Contrat social, juillet-aoftt 1961. • Biblioteca Gi110 Bianco LE CONTRAT SOCIAL (A. Kojève : Introduction à la lecture de Hegel, p. 95). Relativement à la première partie de la formule, nous croyons pourtant savoir que Hegel a protesté explicitement contre l'interprétation abusive de son fameux : « Tout c<;qui est réel est rationnel 3 • » Avouons cependant notre trouble persistant : un caricaturiste (Kojève est un artiste qui égale presque Daumier) défigure mais ne rend pas méconnaissable. Il y a de cela dans la philosophie de l'histoire de Hegel, de la même façon qu'il y a bien de la poire dans le visage de LouisPhilippe. Notamment dans le chapitre de la Phénoménologie de l' Esprit sur la rémission des péchés (historiques) qui, confronté au dogme chrétien, finit par ressembler à une messe noire. Il y a de cela chez Hegel, mais Hegel n'est pas que cela... Nous chercherons une autre querelle à Maritain exerçant une ironie méchante à l'encontre du fondateur du positivisme. Nous connaissons bien les péchés d'Auguste Comte signalés .par Meyerson, péchés qui n'ont heureusement pu porter de fruits historiques. Mais c'est à la philosophie morale plutôt qu'à la philosophie scientifique du saint-simonien dissident que s'en prend Maritain, parce qu'il ne supporte pas une version laïcisée de la morale du Christ. Nous subodorons pourtant une autre source à la mauvaise humeur néo-scolastique qu'aurait pu atténuer, devant la constatation de l'échec, un minimum de charité : Comte a voulu être le zélateur d'une scolastique scientifique (diriger la recherche en lui imposant des limites) et son entreprise a heureusement échoué, tandis que Maritain voudrait assurer à la scolastique du x111e siècle la plénitude d'un triomphe moderne. Enfin, malgré les différences qui séparent le positivisme français du xixe siècle du néo-positivisme logique du :xxe, Maritain espère sans doute que ses pointes anticomtistes pourront égratigner au passage quelques-uns de ses collègues et rivaux doctrinaux des U.S.A. Il demeure que Comte, un des plus pui.ssants génies philosophiques dont puisse s'enorgueillir notre pays, le dernier en date des grands esprits véritablèment encyclopédiques, grand dans ses erreurs mêmes, méritait d'être mieux traité. Mais nous serions à notre tour souverainement injuste en n'évoquant d'un beau livre que les parties où Maritain s'est comporté en avocat plutôt qu'en philosophe. Lorsqu'il consent à modérer son agressivité, on admire sa lucidité nuancée à propos de Kierkegaard, de Sartre (première manière) et même de Marx, pour ne pas parler des Anciens, puisqu'il rend pleine justice à Platon sans se faire le thuriféraire pur et simple d'Aristote, ,,.malgré ce qui semblerait être l'invitation de l'Ecole. AIMÉ PATRI. 3. Le philosophe explique, en se référant aux catégories de sa propre logique, que pour lui tout ce qui est n'est pas réel (Wirklich : effectif). ·

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