Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

54 Leroux ne sont pas mieux traités. Il se sent moins à l'aise vis-à-vis de l'école de Fourier; l'ingénieuse précision des réformes sociales groupées dans le «phalanstère » ne laisse pas de le frapper ; il consent donc à discuter le fouriérisme. Il reproche à celui-ci de compromettre l'esprit d'initiative en entassant les individus dans une sorte de caserne humanitaire. C'est à cette conception qu'il oppose sa propre théorie, celle de l'Association progressive qui, sans disloquer les cadres sociaux actuels, groupera l'immense masse prolétarienne sous la pression de laquelle s'effondreront les gouvernements établis sur d'injustes privilèges. A ce moment, Proudhon qui, sur le tard, se vantera d'être farouchement conservateur, s'affirme nettement partisan del' «émeute», en ajoutant, pour se rassurer : «Huit jours au plus pour .tout terminer» (28 juillet 1845). Il écrit encore à la même date : « Il faut viser à tout abol~r et à tout remplacer. » Cette conception du socialisme; Proudhon estime ne la devoir à personne, en quoi il n'a qu'à moitié raison. Faut-il l'avouer, l'impression la plus nette que nous retirons de ce premier volume des Carnets est celle de l'outrance naïve d'une forte personnalité qui, peut-être parce que les années d'enfance ont connu la misère et l'humiliation, se complaît à faire l'inventaire et l'étalage des richesses qu'elle découvre en elle-même. Dans une page bien curieuse d'avril 184 5, Proudhon dresse le bilan de ses « titres à la postérité » : «Qui, demande-t-il, a nié la Propriété ? C'est moi. Qui a fait de la Fraternité un terme supérieur à la justice ? Moi. » Suivent une dizaine d'autres questions concernant l'anarchie, la théorie de la « série », l'économie politique, l'institution judiciaire, la politique, la « Constitution sociale », les contradictions économiques, l'hypothèse de Dieu, la ruine de la démocratie et de la royauté, l'identité d'origine de la religion, de la royauté et de la propriété. Tous ces problèmes, c'est toujours Proudhon, et lui seul, qui les a résolus. Sur deux points seulement il consent à se recoruiaître des précurseurs : Comte et Feuerbach en ce qui concerne la critique de la religion, et Hegel, découvreur comme lui de la théorie de la certitude. On éprouve quelque impatience à lire sous la plume d'~ écrivain dont la carrière commence à peine cette apologie indiscrète de son propre génie, si réel que soit celui-ci. Dira-t-on que, dans ses Carnets, Proudhon n'écrit que pour lui-même? Mais ne serait-ce pas plutôt une circonstance aggravante? On aime à reconnaître à ce penseur de si hautes qualités morales qu'on éprouve le regret de ne pouvoir y inscrire la modestie. N'avoue-t-il pas encore : « Je suis envieux (...) orgueilleux» (14 oct. 1845) ? Cependant on se réconcilie avec lui quand, dans ces notes intimes, il fait l'éloge de la chasteté, de la vie simple, dénonce l'égoïsme des privilégiés et manifeste sa tendresse pour la condition des plus humbles travailleurs. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Le second volume des Carnets est encore plus intéressant que le premier. 11 débute en janvier 1847, c'est-à-dire à peu près au moment où Proudhon se fixe définitivement à Paris. Dès lors, il ne sera plus imprimeur, ni agent commercial, mais publiciste, étroitement mêlé à la vie politique et sociale de son temps. Rappelons qu'en octobre 1846 il vient de faire paraître Les Contradictions économiques, ou la Philosophie de la Misère, ouvrage en deux volumes, confus mais puissant, où, associant étroitement métaphysique, économie politique et sociologie, il croit avoir exposé le système complet de ses idées. Aussi annonce-t-il qu'il renonce pour le moment aux vastes spéculations pour passer aux applications pratiques et, durant quatre ans, ne publiera plus que des écrits de caractère plus ou moins technique sur le crédit, l'impôt, la banque. Surtout il se fait journaliste, et c'est peut-être ce qui convient le plus exactement à sa verve de pamphlétaire. En outre, stimulé certainement par l'exemple de Fourier, il tente de montrer qu'il est capable, lui aussi, de mettre sur pied des réalisations sociales, lance l'idée du « crédit gratuit » et s'improvise banquier. Enfin il profite de son séjour à Paris pour fréquenter les socialistes émigrés d'Allemagne, .qu'il n'a guère fait qu'entrevoir jusque-là. Il n'y a pas lieu de relever dans cette tranche des Carnets les notes d'ordre politique, économique, financier, qui font alors l'objet des écrits de Proudhon ; il est plus instructif de retenir celles où s'affirment certaines préoccupations qui sont de manière permanente à l'arrière-plan de son esp~t. Son antiféminisme d'abord. Proudhon aime et respecte la femme, mais il ne l'estime qu'en tant que procréatrice et gardienne du foyer domestique. Il déteste les bas-bleus. A propos du livre de la comtesse d'Agoult sur la Liberté, il écrit : «Les femmes ne produisent pas de germes ; elles ne produisent non plus pomt d'idées (...) La femme est non inventive (...) elle reprend en sous-œuvre le travail viril, après l'avoir appris elle-même (...) Rien ne se conçoit par la femme qu'elle ne reçoive ·de l'homme.» Aussi la littérature féminine estelle « un sous-ordre de la littérature masculine». Tout au plus la femme est-elle capable d'enseigner aux enfants et aux autres femmes ce qu'elle a appris de l'homme. Quant à la vie conjugale, l'auteur, encore célibataire, écrit crûment:« Entre mari et femme il convient que les rapports soient de chef à lieutenant, de curé à vicaire, de roi à ministre, non d'associé à associé» (fév. 1847). Intéressantes notations sur l'art. Proudhon visite le Salon ; il y retourne même. Dans la galerie de peinture, il tombe en arrêt devant l'énorme tableau de Thomas Couture, Les Romains de la décadence, où « l'orgie sombre et pour ainsi dire désespérée» lui paraît «bien rendue». Il note en passant que l'art moderne subit fâcheusement la contamination de l'industrie : on ne travaille plus pour des églises, des édifices publics ; on

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