282 portée à la scène. Thomas d'Aquin, sans s'en douter, avait mis les choses à l'envers, établissant le principe d'autorité en matière de science et de philosophie, et favorisant le libre examen en théologie révélée. Les Inquisiteurs de la Foi condamnaient rétrospectivement Copernic en la personne de Galilée pour avoir soutenu une opinion non seulement «contraire à la foi » (le miracle de Josué, interprétable en termes d'héliocentrisme comme de géocentrisme, n'étant qu'un prétexte), mais aussi «contraire à la raison», c'est-à-dire à l'autorité d'Aristote. De te fabula narratur, ce que disait peut-être une voix secrète à Bertolt Brecht lorsqu'il composait sa pièce. A coup sûr, Lénine, dans les textes programmatiques que nous avons cités plus haut, avait commis l'erreur qui fut celle de l'Aquinate, mais avec beaucoup moins d'excuse historique, la seule excuse étant l'infériorité de son génie philosophique comparé à celui de l'auteur de la Somme. Rappelons que dans le dernier texte cité, Lénine augurait des «bouleversements » scientifiques des conséquences «philosophiques», donc morales et politiques, «réactionnaires». Il est à gager que si l'Aquinate avait eu la révélation divine du futur écroulement de la physique et de l'astronomie d'Aristote, il aurait bâti avec plus de prudence. Lénine voyait fort bien le «bouleversement radical de la science», qui était d'ailleurs sous son nez, mais il en tirait que la révolution scientifique (bouleversement radical : révolution) recèle un danger de réaction politique. Avec la plus énorme balourdise (son gérue s'exerçait ailleurs), il s'engageait donc, << sous la bannière du marxisme », dans une entreprise culturellement réactionnaire. IL N'Y A pas eu de procès en sorcellerie philosophico-scientifique du vivant de Lénine. Le « philosophe partisan », devenu chef d'Etat, admettait encore à sa façon quelque principe de séparation de la raison scientifique et de la foi politique. Il parla avec inquiétude, mais avec révérence, d'Albert Einstein. Bien plus : non seulement il disait tolérer, mais encore il favorisa les travaux biologiques d'Ivan Pavlov, qui n'était certes pas communiste 11 , et dont le dictionnaire soviétique doit se borner, pour ce motif, à célébrer le mérite «patriotique » sur un ton plaisamment cafard. Mais Lénine ayant posé le principe, les conséquences devaient être tirées par les sbires de son plus « génial disciple », Staline. L'inquisition stalinienne a instruit « philosophiquement » le procès de la physique relativiste d'Einstein, comme la scolastique abâtardie du xvue siècle celui de Galilée. L'étude de ce procès a déjà fait l'objet d'un consciencieux traII. Cf. Contrat social, janvier 1960. · Btblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL vail de l'Institut de Fribourg, travail qui n'en est encore qu'à son premier tome, passablement épais 12 • Horresco referens, Einstein était d'origine philosophique « machiste », donc « empiriocriticiste », ce que Lénine ne savait peut-être pas. D'autre part, le libre choix du système de références, âme de la physique relativiste, fleure l'arbitraire subjectiviste, donc l'idéalisme roussi. La différence entre le procès d'Einstein et celui de Galilée, c'est que le prévenu n'ayant pu être cité à comparaître, il n'a pas eu l'occasion de procéder spontanément à son autocritique, partant d'abjurer, comme l'ont fait tant de vaillants des universités soviétiques. Il n'y a pas d'article Einstein dans le dictionnaire de Rosenthal et Ioudine. A la lettre R, on trouve de vagues considérations sur (contre) le relativisme philosophique, mais pas d'article Relativité. Celui qui aura l'intelligence de se reporter à T comme Théorie, y découvrira cependant ce qui concerne les théories physiques de la relativité restreinte et généralisée. Dans cet article, Einstein, en dépit de sa tare originelle « machiste » et de son «idéalisme physique», est partiellement réhabilité. Nos instructeurs vont même jusqu'à le féliciter d'avoir ôté aux catégories de l'espace et du temps leur indépendance illusoire à l'égard de la «matière », et surtout d'avoir utilisé la géométrie non euclidienne découverte par un Russe 13 • Le motif de la réhabilitation partielle de l' «idéal-machiste» Einstein est complexe : sa campagne pacifiste contre l'armement atomique alors que !'U.R.S.S. n'en disposait pas encore (campagne menée en ixpiation de la fameuse lettre à Roosevelt, source intellectuelle de la pression sur le bouton d'Iroshima); l'impossibilité de ne pas mentionner la fameuse équation E = MC2 lorsqu'on célébrait ensuite la puissance nucléaire de l'Union soviétique; enfin le fait qu'après le « bouleversement radical » de la physique opéré par Einstein, on n'avait pas tout vu. Il y avait pire encore avec la physique quantique, qui devait menacer le déterminisme classique ou laplacien, le principal article de foi « scientiste » reçu par Lénine, au même titre que la préhistorique révélation de l'existence. du monde extérieur. Einstein vieillissant, et traité à son tour comme un « classi9ue » par de plus jeunes perturbateurs, avait à plusieurs reprises exprimé son espoir philosophique d'une 12. S. Müller-Markus : Einstein und die Sowjetphilosophie, Krisis einer Lehre. T. I : Die Grundlagen. Die spezielle Relativitlitstheorie, Dordrecht 1960, D. Reidel, xv1-481 pp. Le tome II doit être consacré aux problèmes dits de la relativité généralisée (nouvelle théorie de la gravitation). , 13. Il s'agit d'un plaisant pataquès chauvin, volontaire ou non. C'est la géométrie sans parallèles de l'Allemand Riemann qui utilise la théorie de la relativité généralisée, non la géométrie à une infinité de parallèles (par un point donné) découverte par Lobatchevski concurremment avec le Hongrois Bolyai. Bien entendu, s'il y a un grand article Lobatchevski, on cherchera en vain les noms de Riemann et de Bolyai dans ce dictionnaire qui se gaJ;d.e du péché d' «objectivisme».
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