A. PATRI IL EST grand temps de clore cette parenthèse, dont l'objet était de convaincre qu'un terme comme celui de « religion temporelle » ou de « religion politique » n'est pas nécessairement autocontradictoire en soi. L'existence d'une religion ramenée, si l'on veut, aux modestes proportions du « dogme socialement régnant » est la condition nécessaire, mais non suffisante, pour la constitution d'une scolastique. Le grandiose édifice philosophico-religieux définitivement bâti au x111esiècle par Thomas d'Aquin, l'Ange de l'Ecole, reposait sur deux piliers : la foi révélée et la raison humaine. Le parallélisme structurel avec la nouvelle scolastique marxiste-léniniste peut être poussé jusqu'à un certain détail. Du côté de la Foi, l'Ange de l'Ecole posait les Saintes Ecritures (Ancien et Nouveau Testament), avec la Tradition de l'Eglise, c'est-à-dire le commentaire autorisé des Pères des siècles précédents, commentaire rectifiable sur certains points cependant puisque la Tradition n'est point interrompue. Les Saintes Ecritures de Lénine sont constituées par les écrits de Marx et d'Engels correspondant au Nouveau Testament du socialisme, le « socialisme scientifique », tandis que les textes du « socialisme utopique », précurseur qui ne connaissait pas le Messie prolétarien, mais le laissait espérer, figurent assez bien un Ancien Testament. Les Pères, dont certains ont sombré dans l'hérésie, mais peuvent encore être utilisés avec discrétion, sont quelques « marxistes » de la IIe Internationale épisodiquement conformes (ainsi Plékhanov, mais Kautsky lui-même n'a pas toujours été « renégat », et notamment lorsqu'il polémisait contre Bernstein). Du côté de la Raison humaine, l'Aquinate se fondait sur l'œuvre philosophique et scientifique d'Aristote, génie encyclopédique de l'Antiquité - témoignage du fait que l'Eternel, sans leur octroyer la révélation, n'avait cependant pas laissé démunis de toutes ressources les Païens ou Gentils. De même Lénine, se fondant sur l' expression « matérialisme dialectique » ( utilisée par Engels, non par Marx), se propose de réhabiliter du côté « dialectique » Hegel, « philosophe bourgeois réactionnaire » qui lui tient lieu d'Aristote 7 • Le retour à Hegel, source philosophique bourgeoise ou païenne de Marx, permet de contrecarrer le retour à Kant, préconisé dans certains milieux de la IIe Internationale et notamment par le « révisionniste » Bernstein. Kant, dûment «dépassé» par Hegel, ne doit cependant pas être entièrement décrié, malgré l'énormité de ses tares « idéalistes » : c'est tout de même « un des plus grands philosophes » ( Dictionnaire philosophique soviétique) et l'on ne s'aventurera pas trop en disant que Lénine lui témoigne la consi- 'j.Unine est persuadé qu'Aristote, polémisant contre Platon, est déjà • matûialiste • parce que semi-empiriste. Il oublie que l'idéaliste Berkeley était lui-m~me parfaitement empiriste. Rappelons d'autre part que Lénine suggérait la fondation d'une • Société des amis matérialistes de la dialectique hégélienne •· Biblioteca Gino Bianco 281 dération que l'Aquinate avait pour Platon 8 • Quelques autres « gentils », matérialistes bourgeois du XVIIIesiècle, économistes anglai~pré~urseurs de la théorie de la plus-value, biologistes du xixe siècle, doivent être encore tenus pour affines à Hegel, qui, philosophiquement, les domine. Aux confins de la gentilité et de la T~rre sainte, Feuerbach est une sorte de Jean-Baptlste. Le mariage de la Raison et de la Foi ne va pas toutefois sans difficultés. L' Aquinate avait observé qu'Aristote admet tEternité . d~ ~~nde et ne paraît guère souterur la survie 1ndiv1duelle. De la même façon, Lénine se heurte à l' « idéalisme » de la dialectique hégélienne qui, même cc r~nversée », est prompte au rétablissement .. Il lut faut donc combattre l'hégélianisme de droite, que sa noirceur réactionnaire devait porter jusqu'au ministère fasciste de l'Education nationale en la personne de Giovanni Gentile 9 • Ainsi Thomas d'Aquin devait lutter contre l'averrhoïsme d'origine infidèle, interprétation d'Aristote plus proche de la lettre et qui menaçait de ruiner l'édifice scolastique à l'aube même de sa fondation 10 • L'objet d'une scolastique est de maintenir et de faire fructifier un héritage culturel. Les deux exigences peuvent tôt ou tard se révéler inc~mpatibles. L'immense erreur de la scolasnque médiévale, ouvertement dénoncée au XVIIesiècle par Descartes, Pascal, etc., fut d'avoir freiné le progrès des sciences et de s'être finalement opposée à lui. Erreur dont il faut rendre responsable, malgré la révérence due à son génie, le grand Aquinate lui-même. Thomas d'Aquin avait imprudemment solidarisé le dogme religieux chrétien avec un état discutablement humain de la science et de la philosophie antique dont il augurait à tort la pérennité, lorsqu'il s'était lancé dans la noble entreprise de cimenter pour mieux le conserver l'héritage culturel des siècles précédents. Après les tracas du début, il avait trop bien réussi. Si l'admirable cathédrale intellectuelle qu'il avait bâtie s'est écroulée, c'est du côté de la Raison, et non de la Foi, qu'elle a d'abord fléchi. Il suffit de rappeler la significative et lamentable affaire Galilée qu'en sa secrète perversité peutêtre un poète communiste de notre temps a 8. Les Pères de l'Eglise et les docteurs préthomistes étaient plus souvent platoniciens qu'aristotéliciens lorsqu'ils ne dédaignaient pas la rhilosorhie. L'aristotélisme thomiste a dü, pour régner, triompher de la résistance opposée par le platonisme. Mais la synthèse de l' Aquinate intègre de nombreux éléments platoniciens ou néo-platoniciens. 9. Voir Petit Dictionnaire philosophique soviétique à Néohégélianisme, qu'il faut chercher à la lettre sans référence indiquée dans l'article Hegel. Benedetto Croce, néo-hégélien qui ne fut jamais fasciste, mais proche, en un temps, du marxisme, n'est pas mentionné. 10. Certains archéo-platoniciens, soutenus par Mgr Tcmpier, évêque de Paris, englobaient en un même •amalgame• les propositions avcrrhoïstes de Siger de Brabant avec celles de l' Aquinate, suggérant ainsi que thomisme égale librepensée arabe. De ln m~me façon, certains voudraient tirer de la coexistence belliqueuse de l'hégélianisme de droite et de celui de gauche l'équation : fascisme égale bolchévisme. •
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