280 cet ouvrage scolaire proposé à l'attention des militants reflète assez bien l'esprit du programme scolastique, avec quelques naïves outrances surajoutées par zèle. Expert en matière de scolastique ancienne autant que de science moderne est certainement le R.P. Bochenski O.P., qui dirige à Fribourg (Suisse) un Institut des études sur l'Europe de l'Est : le fait qu'une des publications récentes de cet Institut porte le titre de Soviet Scholastidsm laisse à penser que le choix du terme n'a pas été abandonné au hasard d'une inspiration fortuite ou simplement polémique 5 • Nous le reprenons ici à notre compte, malgré les réserves légitimes que doit susciter son application, réserves sur lesquelles nous reviendrons par la suite. Ouvrons cependant une parenthèse liminaire. Eu égard au modèle historique du xrue siècle, qui dit scolastique semble alluder religion, terme que nous avons un peu trop pudiquement omis dans la définition suggérée plus haut, nous contentant d'évoquer le « dogme socialement régnant». Mais ne redoutons pas d'affronter certain taureau. La question de savoir si le terme religion peut être décemment appliqué au marxisme-léninisme orthodoxe russe est controversée, et controversable, autant et plus que celle qui concerne la scolastique. Remontant à la source primitive hymnaire, un quatrain de Pottier peut alimenter la controverse : Il n'est pas de sauveur suprême, Ni Dieu, ni César, ni tribun. Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes, Décrétons le salut commun. Les deux premiers vers peuvent étayer l'argument contra, les deux derniers le pro. On a tort, selon nous, de concevoir tout phénomène religieux sur le modèle chrétien. Proposons une définition passible d'extension historique suffisamment vaste : Religion = df. : système de rites et de dogmes se donnant comme objet d'assurer aux fidèles, croyants et pratiquants (les membres de l'Eglise), éventuellement à leur postérité, le salut individuel ou collectif dans ce monde ou dans un autre. Le quatrain de Pottier fait ressortir la différence entre l'esprit du christianisme, de la religion impériale romaine et du civisme antique, et celui de la nouvelle religion d'appellation contrôlée, selon la définition suggérée. Le langage de Pottier, évoquant les «producteurs» au lieu des « prolétaires », est encore en ,partie saintsimonien, et l'on sait que les saint-simoniens se proposaient explicitement d'établir une nou5. Thomas J. Blakeley : Soviet Scholasticism, Dordrecht 1961, D. Reidel Publishing Company, xrv-176 pp. Voir, dans la même collection, J. M. Bochenski : Die dogmatischen Grundlagen der sowjetischen Philosophie, 1959, xu-84 pp. · Bibl"ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL velle religion. L'objection rémanente serait que ni Marx, ni Engels, ni même Lénine ne se sont assigné semblable objectif. La réponse est qu'ils ont partiellement réussi là où leurs utopiques précurseurs avaient échoué : le mar.;. xisme-léninisme est devenu en fait la religion d'Etat de l'Empire soviétique par le prosélytisme, instrument non négligeable de l'expansion de cet Empire. Cette religion d'Etat conserve un trait commun avec le christianisme qu'elle se croit appelée à supplanter : sa prétention universelle, internationale ou « catholique ». Par un autre trait - salut collectif en ce monde, au lieu de salut individuel d'outre-monde - elle s'apparente à la religion impériale romaine, au civisme antique (culte de la Cité) et même au messianisme israélite préchrétien. C'est le « salut commun» du père Pottier, dont le Messie collectif est le Prolétariat, capable de puiser dans ses souffrances mêmes la certitude de la rédemption promise au genre humain. Ne négligeons pas toutefois l'instance, légitime dans son principe, selon laquelle on ne connaît aucune religion d'autosalut (le salut par soi-même est la prétention irréligieuse par excellence), tandis que le quatrain de Pottier semble vouloir plaider en ce sens. La validité d'application de cette instance n'est en l' occurrence qu'apparente. Non seulement la théorie, mais la pratique du militantisme convainquent que le principe « hors de l'Eglise, point de salut » est ici applicable avec une rigueur plus grande encore que dans le catholicisme traditionnel qui distingue ce monde et l'autre. Il n'est point, hors de l'Eglise marxiste-léniniste, d'autosalut individuel, et 1),ourrirune espérance de ce genre est sombrer dans le péché qui vaut l'excommunication : exclusion bientôt suivie de liquidation, sans qu'il y ait lieu, en ce cas, de distinguer du bras séculier qui exécute, l'index spirituel pointé de l'autre côté. Le ferment irréligieux (anarchiste) a depuis longtemps été extirpé de la nouvelle religion politique. Allons plus loin encore, si l'on veut à toute force évoquer le «dieu transcendant » que nous nous sommes abstenu de faire intervenir : citant élogieusement, au cours d'une controverse avec Jaurès, une parole de Bossuet, 'le gendre de Marx, Lafargue, déclarait en toute naïveté : «Dieu, ce sont les forces productives 6 • » Immanente au cours des choses humaines, qu'elle règle providentiellement, la divinité du marxisme-léninisme reste transcendante par rapport aux individus. Ainsi, d'un distique à l'autre, le père Pottier est-il amené à se contredire de façon qui n'est pas tout à fait « dialectique » : après avoir exclu le «sauveur suprême »,,il le rétablit. 6. La parole de Bossuet : « L'homme s'agite et Dieu le mène.» La controverse Jaurès-Lafargue a été rééditée aux Ed. Spartacus.
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