Le Contrat Social - anno V - n. 5 - set.-ott. 1961

276 Les leaders socialistes européens qui, tels Vandervelde et Kautsky, visitèrent le pays en 1920 sont unanimes : il n'y avait pas de communistes en Géorgie, en dépit de l'activité plus légendaire que réelle attribuée à Staline. A ces témoignages., ajoutons celui, encore plus pertinent, de V. Lominadzé 9 , secrétaire général du minuscule parti communiste géorgien. «Notre révolution, écrit-il dans un rapport ultérieur du Comité central du P.C. géorgien, a commencé en 1921 par la conquête de la Géorgie au moyen des baïonnettes de l'Armée rouge. La soviétisation de la Géorgie s'est présentée sous les espèces d'une occupation par les troupes russes... Les menchéviks, pendant près de deux ans, ont puisé leur force principale dans le sentiment national humilié, non seulement des possédants, mais encore des larges couches laborieuses. » Lominadzé se plaint ensuite que les communistes géorgiens se trouvent malgré cela plus près de leurs adversaires nationaux que de leurs camarades grands-russiens et il ajoute qu'« en 1921 le Parti est resté presque passif pendant l'offensive de l'Armée rouge ». Rappelons quelques faits d'une entreprise coloniale caractérisée contre un petit peuple. Le 27 août 1918, l'indépendance de la Géorgie est reconnue par le gouvernement soviétique et le mois suivant par les Blancs. En janvier 1920, les Alliés à leur tour la reconnaissent de facto. En avril et mai, alors que se poursuit la bolchévisation de l'Azerbaïdjan, Lénine conclut avec les menchéviks un pacte de non-intervention dans les affairesintérieures de la Géorgie ( 7 mai 1920). Serge Kirov, qui devait être assassiné à Léningrad en 1935, est nommé ambassadeur à Tiflis. Les troupes anglaises évacuent Batoum en juillet 1920. Les mois suivants, Krassine obtient de Lloyd George que la Géorgie redevienne une zone d'influence russe. Cependant l'indépendance de la Géorgie est reconnue de jure par les Alliés en janvier 1921. Pendant ce temps, le gouvernement soviétique en prépare la liquidation. Staline, commissaire du peuple aux Nationalités, et son compatriote Ordjonikidzé 10 , chef politique de la onzième armée, sont chargés de l'exécution. Le 12 février 1921, la Géorgie est envahie et, en quelques semaines, les milices ouvrières de la République socialistesont anéanties. L'agression militaire a lieu au moment où Lénine et Trotski écrasent la révolte de Cronstadt. Le droit des peuples et les dernières libertés compatibles avec le régime soviétique disparaissent en même temps 11 • A partir de ce moment, la dictature du parti unique sur les peuples de Russie devient définitive. 9. Cité dans Staline, Aperçu historique du bolchévisme, par B. Souvarine, Paris 1935, pp. 281-282. 10. Ordjonikidzé, mort en 1937, fut, selon Khrouchtchev, acculé au suicide par Staline. II. C'est en même temps aussi qu'au xe congrès, la démocratie intérieure du Parti est supprimée par l'interdiction des fractions. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Suivant les documents publiés par Trotski dans son livre posthume sur Staline, il semble que celui-ci ait forcé la main à Lénine qui, craignant les répercussions de la conquête sur l'opinion ouvrière, eût préféré une bolchévisation moins spectaculaire et plus modérée d~ la Géorgie. Dans le inême ouvrage, Trotski écrit : « J'étais partisan, pour ma part, d'une certaine période de travail préparatoire à l'intérieur du pays, afin de suivre le développement du soulèvement et de venir plus tard à son aide » (p. 411, souligné par nous). Il reprochait ainsi à Staline d'avoir prématurément envahi la Géorgie sans avoir utilisé les méthodes diplomatiquement plus discrètes, et donc plus efficaces, de la «guerre subversive ». Cette critique de Trotski, dixneuf ans après l'événement, ne l'empêcha pas alors de justifier par des considérations doctrinales l'agression de l'Armée rouge. Quelles que fussent les arrière-pensées de ~ Lénine sur les libertés nationales des allogènes, il n'en avait pas moins affirmé à maintes reprises avec l'immense majorité du Parti que le socialisme ne s'exporte pas par la voie des conquêtes, que les frontières doivent se fixer suivant les «sympathies» populaires, que le droit de libre séparation d'une république démocratique n'est pas simplement un mot d'ordre tactique, mais qu'il appartient aux principes du socialisme. Ces thèses, élaborées avant la conquête du pouvoir, furent ouvertement piétinées dans l'affaire géorgienne. Il suffit d'ouvrir le livre de Trotski relatif à la Géorgie, Entre l'impérialisme et la Révolution, pour mesurer à quel point le communisme au pouvoir a été la négation du bolchévismemilitant ou, si l'on préfère, combien ses «principes » révolutionnaires avaient peu de sens en dehors de leur opportunité politique. En 1916, Lénine combattait les social-démocrates polonais qui prétendaient que les frontières étaient déterminées uniquement par les besoins de la production 12 ; en 1922, Trotski écrit : « Ce principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne saurait être au-dessus des tendances unificatrices caractéristiques de l'économie socialiste. Sous ·ce rapport, il occupe dans la marche du développement historique la place subordonnée qui revient à la démocratie» (p. 137, souligné par nous). Dans sa polémique contre les socialdémocrates polonais, Lénine qualifiait ceux-ci d'économistes impérialistes, de la manière la plus injurieuse ; Trotski tente d'utiliser les arguments des social-démocrates polonais, et ce au nom du gouvernement présidé par Lénine, en expliquant avec une brutale franchise comment le bolchévisme au pouvoir conçoit le rôle historique de ce droit des peuples : « Le centralisme socialiste ne peut pourtant prendre immédiatement la place du centralisme impérialiste. Les nations 12. Contre le courant, tome II, p. 123.

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