274 avait appelé « le merveilleux Géorgien », Joseph Djougachvili, dit Staline. Il le chargea de rédiger un article sur le problème des nationalités, publié en 1913 sous le titre Le marxisme et la question nationale 1 • Staline, c'est-à-dire Lénine - et aussi Boukharine, qui y avait collaboré, - y définit la nation comme « une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans la communauté de culture ». Bien qu'il identifie les mouvements nationaux à « une lutte des classes bourgeoises entre elles», Staline conseille aux ouvriers d'y participer, l'indépendance nationale étant une étape vers leur libération de la domination bourgeoise. Aussi, conclut-il, « seule la nation elle-même a le droit de décider de son sort, nul n'a le droit de s'immiscer par la force dans la vie de la nation, de détruire ses écoles et autres institutions, de briser ses us et coutumes, d'entraver l'usage de sa langue, d'amputer ses droits » ( souligné par Staline). Ce droit des nations implique leur souveraineté, et par conséquent le droit de se séparer de l'Etat multinational auquel elles peuvent appartenir. Lénine et Staline s'opposaient donc aux marxistes autrichiens qui repoussaient le droit à la souveraineté des minorités nationales pour préconiser un droit à l'autonomie culturelle à l'intérieur de l'Etat unifié. Les austro-marxistes espéraient ainsi dépolitiser le problème et contenir les poussées nationalistes ; ils pensaient aussi offrir une préfiguration de l'ordre socialiste futur, combinant les libertés culturelles avec l'unité économique. Lénine et Staline leur reprochaient de morceler le mouvement ouvrier et de cristalliser les cultures nationales les plus réactionnaires. Reproche qui pouvait être retourné puisque, dans l'éventualité d'un éclatement de l'Empire en nations souveraines, rien ne garantissait que celles-ci adopteraient des structures démocratiques, à plus forte raison des idées socialistes. S'ils admettaient, pour les minorités nationales se jugeant opprimées, le droit à la séparation, Lénine et Staline lui préféraient néanmoins une certaine autonomie politique et culturelle à l'intérieur de l'ancien Empire : « La minorité est mécontente, non de l'absence d'une union nationale, mais de l'absence de la liberté de conscience, de déplacement, etc. Donnez-lui ces libertés et elle cessera d'être mécontente», écrivaient-ils. Le meilleur moyen de retenir une minorité à l'intérieur d'une nation est de réaliser la démocratie : « Donnez au ·pays la démocratie intégrale, et les appréhensions perdront tout terrain. » La position de Lénine était claire : il s'agissait d'exploiter en faveur de la révolution les sentiments particularistes ou nationaux brimés par 1. In Prosvechtchénié, n°8 3-5, Saint-Pétersbourg, marsmai 1913. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL la russification systématique de peuples dont certains, comme la Pologne, la Finlande ou la Lettonie, étaient plus évolués que la GrandeRussie. Comme le sera, plus tard, la révolte agraire, celle des minorités nationales était un bélier dirigé contre la forteresse bureaucratique de Saint-Pétersbourg. Hostile à l'idée fédéraliste et partisan d'un Etat unifié, Lénine écrivait le 19 mai 1913 au bolchévik causasien Stepan G. Chaoumian (plus tard un des vingt-six commissaires de la commune de Bakou) : « Le droit à la libre décision est une exception à mes prémisses générales de centralisme. Cette exception est absolument nécessaire devant le comportement cent-noir du nationalisme grand-russien 2 • » C',esJ donc _Pour de~ raisons d'opportunité que Lerune allait alors Jusqu'à admettre le séparatisme. Face aux tendances centrifuges, comme plus tard face à l'anarchie soviétique, il disposait d'un antidote efficace dans l'existence du Parti, ~ panrusse, unifié et centralisé, soumettant à la même discipline les bolchéviks de toutes les nationalités. L'autodétermination ainsi acceptée était une concession à la révolution démocratique des peuples de Russie. La vraie pensée de Lénine n'est pas dans ses concessions tactiques : elle est dans une lettre au Comité central, écrite à la veille d'Octobre où il affirme que les 240.000 11?-embredsu Parti (en majorité grands-russiens, aJ?u~ons-~ous) seraient capables de diriger 150 tn11lionsd hommes à la place des 130.000 propriétaires fonciers du régime tsariste. Pendant la guerre, polémisant avec les socialdémocrates polonais adversaires du principe des nationalités, il les accuse de justifier indirectement les annexions des Etats capitalistes dans le faux • espoir qu'elles seraient plus tard utiles au socialisme. Examinant l'hypothèse d'un Etat socialiste il écarte l'idée que ses frontières répondent exclusivement aux nécessités économiques et il écrit : « En réalité ces frontières seront déterminées démocratiquement, c'est-à-dire conformémen~ à la volonté et aux " sympathies " de la populatlon 3 • » Contre les socialistes polonais il puise ses arguments chez Engels 4 et mêm; chez Otto Bauer, hostiles à toute annexion, fût-ce sous uµ prétexte révolutionnaire : le socialisme vainqueur dans un pays, se doit de respecter le~ aspirations d'un peuple voisin et ne pas chercher à s'imposer à lui par la force. La polémique avec les Polonais recommence au début de la Révolution russe. La conférence bolchévique d'avril 1917, en même temps qu'elle met à l'ordre du jour la révision du programme de 1903, prend position sur la question des natio2. Œuvres (en russe), Moscou, 2 8 éd., tome XVII, pp. 90 sqq. 3. Ecrit en octobre 1916 et inclus dans Contre le courant P . , ar1s 1927, tome II, pp. 120 sqq. 4. Lettre à K. Kautsky, citée par celui-ci dans Le sociali51!1et la politique _coloniale. Engels écrivait : « Le prolétariat vamqueur ne peut imposer le bonheur à aucun peuple étranger sans compromettre par là même sa propre victoire. » ..
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