Le Contrat Social - anno V - n. 5 - set.-ott. 1961

264 C'est pourtant cet état, pour ainsi dire colloïdal, de la matière politique et sociale que Lénine et les bolchéviks érigèrent en idéal et en critère exclusif du « démocratisme » pendant les mois qui précédèrent l'insurrection d'Octobre. Les soviets leur apparaissaient comme la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat, qui permettrait de réaliser un Etat du type de la Commune de Paris, c'est-à-dire un Etat sans armée permanente, sans police, sans bureaucratie, où la fonction gouvernementale cesserait d'être le privilège d'un groupe spécialisé incontrôlable et deviendrait l'affaire quotidienne de tous les citoyens. Lénine avait jusqu'alors fondé toute son action sur l'axiome de l'incapacité politique des masses et la primauté de l'élite des « révolutionnaires professionnels »; il avait lutté toute sa vie pour former un parti délibérément minoritaire, fermé à la masse, soumis à la centralisation la plus rigoureuse, organisé sur la base du « principe bureaucratique », hostile à la « liberté des fractions » tenue pour synonyme de « dégénérescence opportuniste ». Voilà qu'il semblait subitement acquis aux idées quasi anarchistes de la démocratie intégrale et mettait en sourdine ses conceptions si peu démocratiques sur le primat du parti d'avant-garde. De cela, on ne trouve pas la moindre trace dans l'abondante littérature léniniste traitant des institutions soviétiques durant l'année 1917. Les soviets et les partis PERSONNE ne pensait alors que le Parti, avec un P majuscule, était appelé à monopoliser la totalité du pouvoir. En revanche, les précisions abondent en ce qui concerne la vie des partis à l'intérieur de la dictature du prolétariat 1 • Le système des soviets était censé représenter une forme supérieure de démocratie parce que, entre autres, il serait seul capable... •.• d'assurer le développement pacifique de la révolution, l'élection pacifique par le peuple de ses députés, la concurrence pacifique des partis. au sein des soviets, l'expérimentation du programme des différents partis, le passage du pouvoir d'un parti à l'autre (pp. 149-50). Cela fut écrit quelques semaines avant le coup d'Etat. Même après la prise du pouvoir, Lénine se plaisait à évoquer l'éventualité d'un changement gouvernemental au profit d'un autre parti que le parti bolchévik : Même si les paysans élisent à l'Assemblée constituante une majorité social-révolutionnaire, nous dirons encore : Soit ! Nous devons laisser pleine liberté au génie créateur des masses populaires (p. 279). 1. Les chiffres arabes entre parenthèses renvoient au vol. II des Œuvres choisies de Lénine (Moscou 1948); les chiffres latins et arabes, au volume et à la page des Œuvres complètes de Lénine (4° édition), Moscou, Editions en langues étrangères. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL L'entière liberté de la presse était garantie par la loi. Lénine avait même déposé un projet de résolution (16 novembre 1917) stipulant la nationalisation du papier et de toutes les imprimeries et « l'attribution à chaque groupe de citoyens, comportant par exemple plus de 10.000 membres, d'un droit égal à l'usage d'une part correspondante des stocks de papier et des moyens d'impression» (XXVI, 294). Tout devait être mis en œuvre pour permettre à la représentation nationale de refléter le plus fidèlement possible la spontanéité populaire. Il fallait, par exemple, accorder aux électeurs le droit de rappeler leurs députés à l'Assemblée et d'en élire d'autres, car... ... les partis sont nombreux en Russie, et aux yeux du peuple chacun d'eux a une physionomie politique déterminée( ...) Le droit de rappel doit être accordé( ...) Ainsi le passage du pouvoir d'un parti à l'autre s'effectuera pacifiquement, simplement par de nouvelles élections (XXVI, 355-56). En effet, les élections eurent lieu dans une relative liberté. Les bolchéviks recueillirent moins d'un quart des 41 millions de suffrages exprimés, 62 % allèrent aux socialistes modérés de diverses nuances, les social-révolutionnaires ayant réuni le plus grand nombre de voix : plus de 15 millions. On connaît la suite : l'Assemblée constituante, rêve de plusieurs générations de révolutionnaires, se dispersa le premier jour, sur sommation d'un marin, et les partis furent écrasés l'un après l'autre. La première Constitution soviétique (10 juillet 1918) passait encore sous silence le Parti et son monopole politique universel, mais déjà le régime sévissait contre tous les autres partis. Les anarchistes furent les premiers à tomber, victimes d'une attaque policière systématique (avril 1918); puis (juillet 1918) vint le tour des social-révolutionnaires de gauche : leurs délégués au ve congrès panrusse des soviets, où ils occupaient environ le tiers des sièges, furent arrêtés et leurs journaux interdits. Finalement, la vague de terreur policière qui déferla à la veille de la révolte de Cronstadt et pendant les premiers mois de la nep, balaya les restes du parti menchévik, devenu entre-temps le principal porte-parole de l'opposition ouvrière. En 1921, toute trace d'une vie politique indépendante en dehors du Parti avait complètement disparu. Une phrase de Lénine résume sa nouvelle conception de la « concurrence pacifique des partis » : « Menchéviks et socialrévolutionnaires : à fusiller s'ils montrent le nez 2 • » Mais ce n'était pas seulement au nom de la « concurrence pacifique des partis» et de l' « entière liberté de la presse» que Lénine exaltait la supériorité du système soviétique sur la démocratie traditionnelle. Si, dans son imagination, le pouvoir soviétique était « des millions de fois plus démocratique que la plus démocratique des 2. Cité par L. Schapiro : Les Bolchéviks et !'Opposition, 1957, p. 179. ,,.

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