LE DÉPÉRISSEMENT DE L'ÉTAT par Kostas Papaioannou DEPUIS la révolution de Février, la Russie était devenue, au dire de Lénine, « le pays le plus libre du monde ». La guerre, qui avait balayé l'autocratie, sapait chaque jour davantage ce qui restait de l'autorité. On comptait 2 millions de morts en I 9 I 7, 3 millions de blessés et de prisonniers, plus d'un million de déserteurs et d'insoumis. Saignées à blanc, conduites de défaite en défaite, les armées russes disparaissaient dans la tourmente, tandis qu'à l'intérieur la famine, la pénurie de matières premières, la paralysie des transports, l'avilissement de la monnaie achevaient de démanteler et de discréditer la machine bureaucratique- héritée de l'ancien régime. La guerre avait fait plus de la moitié de la révolution ; les soviets feraient le reste. Les soviets DANS CE PAYS où tout ce qui était ordre et organisation avait volé en éclats, les seuls organes de pouvoir réel étaient les soviets. Créés spontanément par les masses, élus sur le lieu du travail ou de l'activité (usines, villages, unités militaires, quartiers), les soviets étaient les organismes les plus représentatifs que la Russie possédât en 19 I 7. En raison de leur mode d'élection, les possédants en étaient pratiquement exclus, et comme les députés pouvaient y être remplacés à tout moment, les soviets, constamment renouvelés par des élections partielles fréquentes, devinrent le lieu de rassemblement et l'expression principale des masses de plus en plus larges que la révolution avait éveillées à la vie politique. Biblioteca Gino Bianco Les quelque 20 millions de personnes qu'englobaient les soviets ne formaient qu'une moitié du corps civique représenté par l'Assemblée constituante, mais il s'agissait de la plus active et de la plus concentrée, dans ce pays en dissolution où l'effondrement de l'armée et l'anarchie paysanne rendaient les citadins, les soldats et les marins arbitres de la situation. En outre, la carence du pouvoir avait vite amené le soviet de Pétrograd à assumer des fonctions gouvernementales, telles que l'organisation du ravitaillement et la form.ation d'une milice destinée à remplacer provisoirement la police. Le célèbre ordre n° I ( 14 mars 1917) du soviet de Pétrograd, que le gouvernement fut obligé d'approuver, montra pour la première fois l'étendue du pouvoir réel détenu par le soviet : en supprimant la plupart des signes extérieurs de la discipline dans l'armée et en transférant le contrôle des forces armées à des comités élus de soldats et de marins, le soviet (alors dominé par une écrasante majorité de menchéviks et de social-révolutionnaires) enleva au gouvernement le seul appui sur lequel il aurait pu compter pour s'imposer dans le pays. Tout compte fait, les soviets de 1917 (tout comme les soviets hongrois ou polonais pendant la révolution antibureaucratique de 1956) étaient des instruments de dissolution de l'Etat centralisateur, plutôt que de véritables organes de gouvernement : expression chaotique de toutes les forces centrifuges que recélait l'Empire des tsars, poussée paroxystique de l'anarchisme russe, ils avaient quelques chances de subsister comme formes d'auto-administration locale, mais devaient fatalement s'effacer dès que le besoin inéluctable de reconstituer un Etat moderne se ferait sentir.
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