Le Contrat Social - anno V - n. 5 - set.-ott. 1961

• YVES LÉVY sur quelque point que ce soit, ce n'est pas seulement verser dans l'hérésie, c'est ouvrir la porte à toutes les variétés de l'hérésie. La vérité est une, et ceux qui en ont le dépôt ne doivent pas la laisser s'altérer. Dans le curieux choix de textes publié dans une collection intitulée (par antiphrase sans doute) << les Classiques de la liberté » 4 , on voit Lénine pourfendre tour à tour toutes les libertés et tous les partisans de la liberté : Ce n'est que dans la société communiste, alors que la résistance des capitalistes aura été définitivement brisée, que les capitalistes auront disparu et qu'il n'y aura plus de classes, c'est-à-dire plus de distinctions entre les membres de la société par rapport à la production, ce n'est qu'alors que « l'Etat cessera d'exister et que l'on pourra parler de liberté ». C'est peu avant de s'emparer du pouvoir, dans L'Etat et la Révolution, que Lénine s'exprimait ainsi. Il eut bientôt l'occasion de mettre en œuvre ses idées, et trouva d'excellentes raisons dialectiques pour supprimer la liberté de la presse et la liberté de réunion (op. cit., p. 139). Et il sut aussi se garder de la naïveté de conserver aucune des fausses libertés bourgeoises. Dès 1905 d'ailleurs il avait, dans un article intitulé « L'organisation du Parti et la littérature de parti» (reproduit dans le recueil cité, pp. 82 sqq.), défini la fonction de la littérature : Elle ne doit pas être du tout une affaire individuelle, indépendante de la cause générale du prolétariat. A bas la littérature sans parti! A bas les surhommes de la littérature! La littérature doit devenir une partie de la cause générale du prolétariat, « une petite roue et une petite vis » dans le grand mécanisme social-démocrate, un et indivisible, mis en mouvement par toute l'avant-garde consciente de toute la classe ouvrière. La littérature doit devenir partie intégrante du travail organisé, méthodique et unifié du Parti social-démocrate. Nous touchons ici à un point crucial. L'écrivain n'est pas, dans la société, un homme différent des autres. Ce qu'il a le droit d'écrire, chacun a le droit de le lire, de le penser, de le dire. Ce qu'on lui interdit d'écrire, nul n'a licence de le lire, de le penser, de le dire. La liberté de !'écrivain est donc à bien des égards la mesure de la liberté qui règne dans la société où il vit. Plus encore : le sort de !'écrivain révèle l'idée que l'on se fait de l'homme et de la société. Si l'on croit à un ordre du monde, l'homme y aura sa place, l'homme y trouvera ses limites, il ne sera plus qu' « un petit rouage et une petite vis » dans une machine dont l'ordre de grandeur est sans commune mesure avec son existence. Comme disait Staline, « l'homme est le capital le plus précieux ». Cela signifie que l'homme n'a pas sa raison d'être en lui-même mais que, comme le capital, il n'a de 4. Ed. des Trois-Collines, Genève-Paris 1947. Dans la citation qui suit (p. 149 de ce recueil) les mots entre guillemets sont tir~• d'une lettre d'Engels à Bebel. Biblioteca Gino Bianco 259 valeur que dans la mesure où il est investi dans quelque chose de différent de lui. Les fondateurs de la société soviétique avaient donc prévu et annoncé que, dans le monde nouveau qu'ils allaient bâtir, l'homme disparaîtrait. Sur ce point il faut reconnaître que les plus grands efforts ont été faits, et les plus fructueux, pour transformer les promesses en réalité. A la vérité, les textes officiels pouvaient faire illusion. Dans son programme de 1919, le Parti s'engageait « à faire jouir des droits et libertés démocratiques des masses toujours plus grandes de la population laborieuse et à multiplier les conditions matérielles qui rendent possible cette jouissance ». Il semblait donc que ces libertés n'étaient ôtées qu'à la bourgeoisie et que celle-ci disparue, elles régneraient de droit dans la société soviétique sans classes. La Constitution de 1936 semble démontrer qu'il en est bien ainsi, puisqu'en son article 125 elle garantit « aux citoyens de !'U.R.S.S. » la liberté de parole et la liberté de la presse 6 • Mais le projet de programme récemment publié définit avec beaucoup plus de précision ce qu'est et sera l'activité intellectuelle dans l'Etat soviétique. Il semble qu'en 1919, et même en 1936, il ait été nécessaire de respecter au moins en apparence les habitudes humanistes de l'Occident. Aujourd'hui, l'esprit occidental a été extirpé de Russie. Mieux encore : grâce à la fermeté d'une direction qui n'a jamais hésité à éliminer les hérétiques, les communautés qui vivent in partibus infidelium sont parvenues à un tel degré de docilité, qu'elles accepteront sans difficulté majeure tout dogme émané des instances suprêmes. Aussi le projet de programme énonce-t-il sans détour des notions que la pratique a d'ailleurs rendues famiHères à tous ceux qui suivent l'évolution du marxisme. Deux points nous retiendront ici : la conception du monde, et la définition de l'homme et de sa place dans le monde. LE PREMIER POINT concerne essentiellement la science et la philosophie. Le projet de programme affirme que « la formation d'une conception scientifique du monde chez tous les travailleurs de la société prend une importance primordiale ». « Cette conception du 5. Le même article ajoute, il est vrai, que les moyens matériels indispensables sont « mis à la disposition des travailleurs et de leurs organisations ». Fâcheuse précision, car si en régime bourgeois les moyens matériels sont en grande partie entre les mains des riches, en régime soviétique ils sont en totalité dans les mains de l'administration. Ce qui réduit les libertés antérieurement énoncées au rang de libertés surveillées. Cette spécification vient d'ailleurs du programme de 1919, où on lisait : « Le pouvoir des soviets enlève à la bourgeoisie ses immeubles, ses imprimeries, ses stocks de papier, etc., pour les mettre à la complète disposition des travailleurs et de leurs organisations. • On a donc repris les termes anciens, mais ce qui était proc~d~ r~volutionnaire devient pratique administrative.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==