258 L'itinéraire du philosophe marxiste s'oppose point pour point à celui du matérialiste. Pour ce dernier, l'ordre ne pouvait naître que dans des consciences, d'un effort intellectuel guidé par la connaissance et la raison, et dans la nature il n'apercevait ni ordre ni désordre, ni bien ni mal. Le marxiste au contraire distingue un ordre dans la nature. Ce n'est pas à vrai dire un ordre statique et actuel, mais dynamique et progressif. Aussi le marxiste ne parle-t-il jamais du moment présent sans le noyer dans l'ordre dynamique dont il fait partie, car il connaît cet ordre et nous en conte les moments et les péripéties. Ainsi Bossuet nous redisait « la suite de la Religion et les changemens des Empires ». Bossuet justifiait les triomphes mêmes du paganisme, formes transitoires d'un ordre qui les dépassait : Dieu qui avoit dessein de se servir des divers Empires pour chastier, ou pour exercer, ou pour étendre, ou pour protéger son Peuple, voulant se faire connoistre pour l'auteur d'un si admirable conseil, en a découvert le secret à ses Prophetes, et leur a fait prédire ce qu'il avoit résolu d'exécuter 2 • De même, ce Manifeste de Marx et Engels qui est la plus violente des déclarations de guerre à la bourgeoisie, s'ouvre sur une claironnante épopée de cette même bourgeoisie, dont sont exaltés l'empire provisoire et la fonction historique. Car elle est, elle, prédestinée à ouvrir les voies à ce nouveau peuple de Dieu qu'est le Prolétariat. Chez Marx comme chez Bossuet, l'unité du monde préparée par l'adversaire permet la propagation du nouveau message : Le commerce de tant de Peuples divers, autrefois étrangers les uns aux autres, et depuis réünis sous la domination Romaine, a esté l'un des plus puissans moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à l'Evangile remarque Bossuet (p. 430). Et les auteurs du Manifeste, en écho : Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production de tous les pays (...) Et ce qui est vrai pour la production matérielle s'applique à la production intellectuelle. Les productions intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. ( Trad. Laura Lafargue.) De l'ordre providentiel de Bossuet à l'ordre dialectique de Marx, la distance est moins grande que de cet ordre dialectique à la confusion cosmique du matérialiste. Or c'est de cette conception de l'ordre du monde que vont découler les notions morales et politiques. Lorsqu'il s'agit du destin de l'homme, nous voyons le dialecticien retrouver les attitudes du théologien, ets'opposerviolemment aux idées du matérialiste. Le théologien exige de l'individu qu'il se soumette au plan divin · tel 2. Discours sur l'histoire universelle pour expliquer la suite de la Religion et les changemens des Empires, Paris 1681 (1re éd.), p. 435. (Conseil, ici, signifie projet, plan, dessein.) BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL qu'il est défini dans !'Ecriture et interprété par les Pères de l'Eglise. Le dialecticien, de même, a eu la révélation de l'avenir de l'Humanité, il a son Ecriture et ses Pères, et il dicte à l'homme sa conduite, il lui trace un modèle d'où il lui interdit de s'écarter. Cela va quasi de soi : puisqu'il existe un ordre extérieur à l'individu, antérieur à l'individu 3 , cet ordre s'impose à lui, et il ne peut s'y opposer en rien sans devenir un rebelle. Mais cet ordre, il ne peut s'y soumettre que s'il le connaît. Et comme il n'y a pas d'apparence qu'il le découvre par ses propres forces dans toute sa précision, le recours à !'Ecriture est inévitable, et inévitable le recours aux interprètes du texte sacré. Comment s'étonner si toutes les conséquences de l'orthodoxie paraissent ensuite et notamment, dès que la Parole dispose d'un bras séculier, l'inquisition et les sanctions ? Il y a une logique de l'ordre dont la marche est implacable. Les premiers chrétiens cependant n'avaient pas connu la discipline dans toute sa rigueur. On leur avait dit : « Cette génération ne passera pas que toutes ces choses n'arrivent. » Du fils de l'Homme le retour était imminent. On campait, en quelque sorte, en attendant le Royaume qui serait exempt des chaînes des Empires terrestres, le Royaume de la liberté véritable. Mais cette génération passa, une autre vint. L'avènement du Royaume s'éloignait. On songea à préparer par des moyens terrestres ce que le ciel tardait à accomplir. De la même façon les premiers dialecticiens marxistes ont cru - vox populi, vox Dei - à une rapide extension de leur pensée à travers les masses populaires. Mais la croissance géométrique d'un prolétariat conscient se fit attendre. Au commencement de notre siècle une Rosa Luxembourg prophétise encore la fulgurante propagation de la vérité dans la masse, l'écroulement du royaume de la nécessité, l'instauration prochaine d'une république toute fraternelle. Mais beaucoup - tel Bernstein - songent à des compromis avec le siècle. Lénine, lui, ne se résigne ni à l'attente ni au compromis, et devient le saint Paul de la foi nouvelle. La logique de l'ordre immanent se manifeste chez lui avec éclat. Dès Que faire ? il condamne la liberté de critique, que ses fidèles, depuis, ont toujours tenue pour crime majeur. Et à juste titre : car réviser les données de !'Ecriture 3. Lorsque Marx et Engels écrivent : « La Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du Prolétariat sont également inévitables », ils ne font pas seulement allusion à un ordre futur qui se substituera au désordr~ bourgeois. La bourgeoisie - ils l'exposent clairement - a sa place dans l'évolution dialectique. L'ensemble du mouvement dialectique est un ordre immanent analogue au «conseil» de l'omniscience divine. Il y a donc bien, antérieurement à tout individu, même avant la réalisation de l'ordre communiste définitif, un ordre plus réel que toute la réalité contingente, · et qui est la structure du mouvement dialectique. A la fin des temps, cet ordre immanent deviendra actuel : ce sera, en quelque sorte, l'incarnation de l'Idée.
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