L'HÉRITAGE IDÉALISTE par Yves Lévy « Considérez-vous donc le socialisme comme une religion ? - Comment voulez-vous que je fasse autrement ? » A. HERZEN (1869). «DANS les replis profonds du socialisme, . écrivait Jaurès dans sa thèse latine, survit le souffleallemand de l'idéalisme.» C'était ce qu'en termes moins imagés venait d'exprimer le vieil Engels aux dernières lignes de son étude sur Feuerbach : « Le mouvement ouvrier allemand est l'héritier de la philosophie classique allemande. » Les fondateurs du marxisme n'ont jamais caché cette filiation. Hegel s'étant targué d'avoir fait marcher la philosophie sur la tête, Marx déclara qu'il l'avait, lui, remise sur ses pieds. Mais en retournant l'hégélianisme, en regardant les choses d'un point de vue opposé, Marx et Engels n'ont rien changé à la structure du système. Sans doute ont-ils coiffé leurs vues d'un nom contraire à celui qui désignait l'hégélianisme, et à idéalisme opposé matérialisme. Cependant, dès que Marx utilise ce mot - dès les thèses sur Feuerbach - il précise qu'il ne s'agit pas de l'ancien matérialisme, mais d'un matérialisme nouveau. Entendez qu'il ne s'agit plus de ce matérialisme qui niait l'idéalisme, mais d'un matérialisme qui vient accomplir les données profondes de l'idéalisme hégélien. Marx lui aussi aurait pu dire : je ne suis pas venu abolir la loi, mais l'accomplir. Bientôt cette doctrine nouvelle va se nommer le matérialisme dialectique, et le qualificatif, ici, est le cordon ombilical qui assure le lien de ce nouveau matérialisme avec l'idéalisme hégélien, de qui il va tirer sa nourriture. Pourtant, c'est un matérialisme, dira-t-on. Sans doute. Mais la portée de ce mot n'était pas du tout la même chez les philosophes dont les systèmes portaient traditionnellement ce nom. A leurs yeux le monde était d'abord un lieu plein de bruit et de fureur. D'Épicure au baron d'HolBiblioteca Gino Bianco bach, c'était là un point invariable. Dans le monde physique comme dans le monde social, ils n'apercevaient qu'un tourbillon sans signification, où chaque mouvement particulier obéissait aux immuables lois de la nature, mais où les ensembles n'offraient au regard lucide ni ordre ni désordre, car les idées d'ordre et de désordre ne sont que les effets de nos préjugés, de nos intérêts et de nos passions. Relisons Holbach : Dans un tourbillon de poussiere qu'éleve un vent impétueux, quelque confus qu'il paroisse à nos yeux; dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulevent les flots, il n'y a pas une seule molécule de poussiere ou d'eau qui soit placée au hazard, qui n'ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n'agisse rigoureusement de la maniere dont elle doit agir ... Dans les convulsions terribles qui agitent quelquefois les sociétés politiques, et qui produisent souvent le renversement d'un empire, il n'y a pas une seule action, une seule parole, une seule pensée, une seule volonté, une seule passion dans les agens qui concourent à la révolution comme destructeurs ou comme victimes, qui ne soit nécessaire, qui n'agisse comme elle doit agir, suivant la place qu'occupent ces agens dans ce tourbillon moral. ...C'est dans notre esprit seul qu'est le modele de ce que nous nommons ordre ou désordre ; comme toutes les idées abstraites et métaphysiques, il ne suppose rien hors de nous 1 • Le philosophe matérialiste voit en l'homme un fragment de la nature soumis à la même nécessité universelle que toute autre partie de la nature. Il accorde cependant au sage le privilège de s'affranchir dans une certaine mesure de cette servitude cosmique et d'accéder à la liberté intérieure en triomphant de ses préjugés et de ses passions. Et il imagine même que le sage puisse former l'idée d'un ordre social où l'exercice de la liberté serait plus aisé, et le proposer à ses concitoyens. I. Syst~me de la nawrc, Lonùr.:s 1770 (1re éJ.), pp. 51, 52 et 56-57.
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