232 Transformant ainsi la nature extérieure à lui, il forme sa propre nature humaine. Alors le maître, qui a fait preuve de courage dans la lutte contre son semblable, mais qui a laissé au vaincu la tâche de triompher des forces de la nature, tombe sous la dépendance de son esclave. Il nous est suggéré que l'esclave devient le maître du maître et le maître l'esclave de l'esclave. On ne peut manquer d'être séduit par cette espèce de contrepoint philosophique. Séduction musicale, puisque la scène retentit du tonnerre d'orgues de la mort, « le maître absolu» ou le maître avant le maître, selon Hegel : parce que le futur esclave a eu peur de la mort et qu'il s'est incliné, il va se trouver élevé au rang de héros civilisateur. Eprouver la séduction ne -doit pas dispenser de juger. Un résumé plus prosaïque pourrait être fourni par la morale bien connue : le travail, c'est la liberté. Une inscription de ce genre figurait à l'entrée des camps de concentration allemands. Il vaut d'examiner si c'est là l'essence du marxisme. Une question subsidiaire, mais d'importance, est de savoir pourquoi des commentateurs quj, chrétiens ou athées, ne se pensaient pas ennemis du marxisme, ont paru le suggérer. Observons en premier lieu que s'il est bien question dans le texte de Hegel de l'origine simultanée de la société, de la conscience humaine et de la hiérarchie sociale dans la violence originelle exercée par l'homme sur l'homme, on ne voit pas, au moins en cet endroit, paraître la lutte de classes : après la formation des classes, la lutte ouverte est terminée et elle ne se poursuivra que sous une forme occulte, dans la clandestinité des consciences. Il suffit, après tout, de savoir lire : nulle part, l'esclave, même gladiateur, ne se révolte contre le maître pour renverser la situation. Il ne lui est d'ailleurs aucunement recommandé de le faire : c'est par la résignation qu'il doit triompher. La section suivante, évoquant le stoïcisme, prouve que Hegel songeait à Epictète et non à Spartacus. Après le stoïcisme vient le scepticisme, puis le christianisme à la conscience malheureuse, qui intériorise, selon la foi, la relation du maître à l'esclave. L'auteur de la Phénoménologie, dans cette série, s'efforce de suivre le devenir de la conscience antique. Mais on conçoit que Marx ne commence à se sentir vraiment concerné dans l'élaboration de sa propre doctrine que lorsqu'il parvient dans sa lecture aux Temps modernes, où Hegel, s'inspirant de Diderot, met en scène le conflit de la conscience noble et de la conscience vile, à la veille de la Révolution française 4 • Pour assumer à l'intérieur de la doctrine la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, il faudrait commencer par ôter au marxisme son aiguillon révolutionnaire, étrange opération qui n'a certainement pas été le fait de Marx lui- " meme. 4. PhE, VI.-B, /oc. cit., t. II, pp. 61-84. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Allons plus loin. Non seulement la praxis révolutionnaire telle que l'entendait Marx est incompatible avec l'espèce d'apothéose de la lâcheté suggérée par Hegel, mais encore la théorie révolutionnaire - ce qu'on apelle le matérialisme historique - exclut formellement pareille genèse des relations de dépendance sociale. La démonstration peut être littéralement empruntée à Engels. Selon le schéma hégélien, au commencement était la violence, le travail est venu ensuite, comme sous-produit de la violence, ce qui ne détruit pas sa silencieuse fonction historique : la violence guerrière originelle est la source des rapports de production et de distribution. Ainsi le politique commande l'économique : la conquête, avec la servitude qu'elle engendre, est le fait politique qui domine bruyamment l'histoire du monde. L'exploité, considéré dans le principe, est un vaincu. Il s'ensuit, à titre de corollaire, que dans le développement de l'histoire de l'humanité les luttes externes doivent primer les luttes internes : toute l'histoire est l'histoire de la lutte des Etats luttant pour la suprématie et c'est en ce sens l'histoire des impérialismes avec, comme fait dominant, la guerre étrangère, non la guerre civile. En renversant toutes ces propositions, on obtient le schéma marxien, dit du matérialisme historique : au commencement était le travail, non pas la lutte de l'homme contre l'homme, mais celle de l'homme contre la nature; la violence n'intervient qu'ensuite comme instrument au service d'une finalité économique. Ainsi c'est l'économique qui commande le politique : une lutte entre les hommes étant donnée, sous forme de guerre étrangère ou de guerre civile, c'est du côté du développement maximal des forces productives que l'on doit, selon Engels, trouver la victoire finale, même si les apparences sont momentanément contraires 5 • Le travail, considéré légitimement comme facteur d'hominisation, n'est pas d'origine servile: même à l'époque historique, on sait que l'Italie a été défrichée par des paysans libres, avant les conquêtes 6 • La division de la société en classes après la dissolution de la commune primitive est une fonction du développement .des forces productives et non le produit de la violence : le maître est d'abord un usur- ·pateur plutôt qu'un conquérant 7 • L'esclavage alimenté par la guerre, elle-même subordonnée à une finalité économique, ne se confond nullement avec le fait primitif du travail. Il en résulte aussi que les luttes internes des sociétés humaines, plus proches de la source économique, doivent avoir un poids supérieur à celui des luttes externes : l'hi~toire n'est pas principalement lutte des Etats, mais lutte ,des classes, selon la formule du Mani- /este. 5. Anti-Dühring, trad. Botigelli, p. 215. 6. Ibid., pp. 193 et 209. 7. Ibid., p. 320.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==