A. PATRI Dans la mesure où l'on voudrait tirer de l'un et l'autre des schémas une genèse de la société humaine considérée autrement qu'à titre de fait primitif, la conception de Hegel serait à rapprocher de la formule de Hobbes : « l'homme est un loup pour l'homme » ; la scène de la rencontre paraît être située .dans l'état .de n~ture et no_us assistons à la curieuse mutation d un carnassier qui devient éleveur. D:autr~ part, le .schém_a marxien donnant le premier role au travail aurait des affinités avec la conception de Rousseau selon lequel les hommes primitifs, initialemen~ sauv~g_es? inoffensifs les uns pour les autres, auraient decide de s'unir pour coaliser leurs efforts contre une nature hostile 8 • Le schéma marxien recoupe le schéma hégélien sur un point important: reconnaissance de la valeur civilisatrice du travail, comme Marx l'a expressément signalé 9 • De là ne suit aucunement leur identité : dans le schéma marxien comme dans celui de Hegel, la violence et le travail sont admis comme facteurs de civilisation, mais, conformément à la célèbre métaphore du renversement de la dialectique, les rôles qui leur sont .attribués s~nt ~xactement inverses 10 • Seuls les pires confusionnistes pourraient soutenir que, précisément pour cette raison ce doit être exactement la même chose... Le pr~létaire exotérique étant considéré comme un patron occulte, le vulgaire patron comme un prolétaire ésotérique, nous serions entrés dans ce que M~rx appelle justem~nt. le règn~ ,~e la « mystifi.catlon ». Cela peut satisfaire les heg~li~ns, mais non ceux qui veule~t prendre a~ se~i~ux la pensée de Marx, qu'ils aient ou non 1 ambition d'être dits « marxistes ». Nous ne pensons pas que l'on puisse nous objecter sérieusement le fait, q~e 1~ _d~monstration empruntée ~ Engels et~it din~ee ,co,ntre Dühring, adversaire de la philosophie g~nera~e de Hegel. Les philosophes ne sont pas necessa!- rement tout d'une pièce. La genèse de l'exp~oitation économique à partir ~e l'oppression politique telle que l'expose Dühring et la combat Engels, ~st substantiellement identique ~ cell~ que trace le célèbre passage ?e la Phen~me~ol~gie de ['Esprit de Hegel. Nous igno~ons si ~ühn!1& était conscient de la parenté, mais son arumosite antihégélienne aurait été une raison suffisante pour lui faire taire ~a source, à s_uppose~qu'elle soit là. De son côte, Engels, plein de reverence pour Hegel, comme on sait? avait une raison symétrique et inverse de se taire, à supposer que, 8. Du contrat social, I, ch. VI. 9. Textes cités par G. M. M. Cottier in L'Athéisme du jeune Marx, pp. 242-43. 10. La métaphore du renversement procè_de elle-même de Hegel. Cf. PhE, pp. 130-34, t. I_ (pré~en~atl~>ndu monde à l'envers) et leçons sur la Philosop_hiede l Histoire: (La Révolution française serait une entrepn~e en vue ~e faire marcher l'histoire sur la tltc.) De ce dernier texte, il résulte que le renversement de la dialectique, comme l'a e!ltendu M~rx, serait celui de l'esprit de la Révolution française, ce qm ne laisse pas de faire rlvcr. Biblioteca Gino Bianco 233 combattant Dühring, il se soit souvenu du texte hégélien. Tout se passe comme si les deux compèr~s, Marx et Engels, s'étaient donné le mot po';î fair_e le silence sur un passage de la Phénomenologie gênant pour leur doctrine, en r~ison des co~fusions qu'il pourrait engendrer, !nfortune qui ~e leur a pas été épargnée par la suite. I_l~'est. d:ailleurs pas évident que Dühring se soit inspire. ~e Hegel : le texte cité par Engels évoque explicitement ce qui pourrait être la source commune, l'histoire de Vendredi civilisé par Robinson 11 • Enfin l'analogie entre les schémas hégélien et dühringien se termine au débu~ de l'ave~ture , Hegel est un apologjs~e sou~11:oisde la violence dont il exalte les mentes spirituels tant pour le violent que pour le violenté, tandis que l'honnête kantien Dühring y voit la source de tous les maux de l'humanité. Observons que l'exaltation spirituelle de la violence physique ne ~o~pr?met p~s c~ qu'on pourrait appeler le spintuah~m~ ~stonque de Hegel : la violence n'est pas redu1te a son facteur physique, mais considérée par rapport à, s?n soutènement moral, de telle sorte que la defaite qui fonde la servitude procède el!e-même d',u~e défaillance du courage. Au contraire, le matenalisme historique d'Engels ne l'amène à consid~rer que le physique et non le moral des armees, de telle façon que la victoire de, 1~ force peut être aisément passée au compte crediteur des forces productives, comme il le soutient dans son argumentation contre Dühring : la force, pour Engels, n'est que la force matérielle qui vaut à titre de moyen, non de fin. Si l'on. veut parler de la fin, elle doit être purement arumale, comme d~ns le struggle for life dar~inien, qui ~ pour obJet la conquête de la subsistance. L_aviolence, en ~~n! que telle, ne saurait donc avoir a~cune propn.ete humanisante. Dans cette perspective, la fonction préhistorique de l'ho~i~sat~on, comme l~ fonction historique de la civ!hsauon, sont eJ?.tl~rement dévolues au travail qui, dans son principe, ne doit rien à la violence exercée par l'homme contre l'homme. Pour Hegel, l'homme - dont le prototype est l'esclave - est l'animal qui accède à une dignité supérieure par un extraordinaire_ effet de sa lâcheté qui lui révèle, dans le vertige, la dimension métaphysique du néant. Pour Marx et Engels, l'homme est l'animal qui se distingue des autres en ce que, non seulement il se reproduit mais encore en ce qu'il produit ses moyens d'existence, et ainsi se produit lui-même : de là vient que Marx, ~ans sa jeunesse, .~it songé à opposer philo,sop~iquement la . positl~~ de la position à la negation de la négation hégelienne 12 • 11. Anci-DiJhririg, p. 192. Le rapprochement direct entre Hegel et Daniel Defoe a été suggéré par Michel ~arr~uges dans le cahier de la Tour de Feu consacré à la du1lcct1que. 12. Textes cités par G.M.M. Cottier in L' Athiisme du jeune Marx, pp. 242-43.
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