K. PAPAIOANNOU Traduire ce texte extraordinaire de lucidité et de vigueur dans le langage moderne équivaudrait à faire l'historique à peu près complet du totalitarisme marxiste. Bornons-nous à remarquer que les génies encyclopédiques qui peuplaient les bureaux de la censure prussienne se rassemblèrent de nos jours en une personne collective, le Parti, auquel ils communiquèrent leur savoir et leur compétence. L'avant-garde qui monopolisa la conscience de la société fut justement conçue comme la retraite de ces «polyhistoriens » invisibles dont la sagesse infuse irradiait jusqu'au plus bas de l'échelle, permettant à tel ou tel fonctionnaire servile de régner en maître sur les sciences et les lettres. Ce fut, à vrai dire, le premier Etat dans l'histoire du monde dont les serviteurs poussèrent la «polyhistoire » jusqu'à y inclure la musique au même titre que l'économie, la biologie en même temps que la mécanique ondulatoire. Et, effectivement, ils écrasèrent de leur poids les misérables musiciens, économistes, biologistes ou physiciens «qui ne pratiquent qu'un seul genre »... Connaissant tout, ils connaissaient les dessous de la peinture impressionniste mieux que les peintres qui, par formalisme sans doute, s'en tenaient à ses seules apparences. Mais si les serviteurs de cet Etat «omniscient » ont été des hommes tels qu'aucun Etat n'a su encore s'en procurer, quel n'a dû être le génie des hommes qui les choisirent ? C'est qu'ils possédaient, eux, le «marxisme-léninisme », la véritable science de la musique, de la peinture, de !'infiniment grand et de !'infiniment petit ; celle que, «livrés à leurs seules forces», musiciens, peintres ou physiciens seraient incapables d'atteindre. Aux «éducateurs» donc de leur enseigner la véritable science, celle par rapport à laquelle toutes les sciences réelles ne sont que déviation et dégradation. « Imitez Pompée, disait Marx aux apologistes de la censure ; frappez la terre du pied, et de chaque bâtiment officiel jaillira une Pallas Athénée armée de pied en cap.» Marx ne connaissait pas la nouvelle « Minerve du Nord», celle que son « plus génial disciple » fit jaillir du sol après avoir frappé - à mort - l'esprit du marxisme. Ce fut sous son règne que les censeurs omniscients de Marx devinrent effectivement omniprésents et firent figure de surhommes « taillés dans une étoffe spéciale », selon la formule de Staline. « Il n'est pas donné à tout le monde d'être membre d'un tel parti», disait ce dernier quelques années avant de démontrer que les représentants les plus éminents de ce parti de surhommes n'étaient que des espions, des assassins et des saboteurs. Comme totalité abstraite, le Parti était la « jeunesse du monde », le guide suprême de l'humanité. Dès lors, il importait peu de savoir que ses membres empiriques pouvaient à tout moment se faire « démas9uer » comme traîtres et u autres monstres». A l'mtérieur de cette élite qui ne reC<looaissait « rien de plus haut » que le titre de membre du Parti, chaque militant pris Biblioteca Gino Bianco 203 individuellement cachait un « assassin » virtuel, un « dégénéré » dont les noirs forfaits pouvaient remonter jusqu'aux premiers jours de la révolution ; réunis, ils formaient toutefois l'unité qui devenait en toutes choses l'unique instance autorisée : celle devant laquelle les prétentions de l'esprit à la recherche désintéressée, à la création artistique ou à la justice « abstraite » avaient désormais à se justifier. Pour affirmer son pouvoir, la bureaucratie totalitaire ne pouvait tolérer aucune zone extérieure à la politique, si importante qu'elle fût, si insignifiante qu'elle parût. A cette fin, on introduisit dans la culture des termes empruntés à un vocabulaire militaire inconnu même aux plus belles heures du militarisme bourgeois : il y a eu un « front de la musique» comme il y a eu un «front de la biologie », de la poésie lyrique, etc. Et une fois que les esprits se furent familiarisés avec ces expressions aussi barbares qu'absurdes, il devint possible à l'« Etat-major bolchévique» de déclencher toutes sortes d'opérations de nettoyage « sur tous les fronts». Ainsi la « danse bachique de la vérité » dont parle la dialectique a-t-elle fini par devenir une marche militaire de plus en plus monotone et ennuyeuse, mais non moins capable de régler avec efficacité « le pas cadencé des bataillons de fer du prolétariat 16 ». Orthodoxie et caporalisme AINSI la science fut-elle définie officiellement comme l'apanage du parti gouvernemental dont elle devait désormais servir les intérêts et exprimer les besoins. Et en même temps qu'on dénonçait en Allemagne la « science juive » et l' « art dégénéré», des primaires auxquels la carte du Parti donnait un droit de commandement absolu en matière de culture, lançaient l'anathème contre la « science bourgeoise » et les « diableries de la mécanique ondulatoire», la peinture impressionniste (dont personne n'avait encore soupçonné les implications contre-révolutionnaires) ou la musique dodécaphonique. On sait que le principal reproche que Jdanov a formulé à l'encontre de l'ouvrage d'Alexandrov, Histoire de la philosophie en Europe occidentale, était celui d' « objectivisme » : objectivité et impartialité étaient devenues synonymes d'erreur, tandis que l'« esprit bolchévique de parti», c'est-à-dire la soumission inconditionnelle aux directives émanant d'un Comité central incontrôlable (et de plus fourmillant de traîtres et « autres monstres »), forma désormais le critère de la vérité. Fort de ce critère, le Parti dénonça la théorie d'Einstein, la théorie des quanta de l'école de Copenhague et la cybernétique comme idéalistes. 15. L'expression est d... L~ninc (Œ,wres choisies, II, 406). Cc fut la prcmi~rc intrusion du symbolisme militaire dans le langage jusqu'alors civil des partis politiques. ,,. ,.
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