202 que le marxisme allait servir d'alibi idéologique à une prétendue avant-garde dont l' « envie cléricale de domination », aussi peu commune que son indigence intellectuelle, serait nourrie, stimulée et :finalementportée à son paroxysme par l'illusion de l'omniscience qu'elle irait puiser dans les simplifications marxistes ? La secte éducatrice A COTÉ du roi des poètes et du « maître de ceux qui savent », Dante avait vu dans les enfers Cesare armato con li occhigrifagni. Nous, qui vivons sur terre, avons vu d'autres césars : une foule de césars interchangeables et marchant au pas qui, armés du marxisme-léninisme, ont prétendu être les éducateurs de la société, les dépositaires de sa conscience, les philosophes-rois qui enseigneraient au poète et au savant, à l'ouvrier et au paysan, au médecin et à l'ingénieur, au musicien et à l'athlète, la vérité commune de leur existence. Depuis que le mot « éducation » existe, on n'a jamais vu tant d'éducateurs. Comme le disait Joseph Revaï, le principal artisan de l'effondrement de la culture hongroise, « le but final de toute notre éducation populaire est de pénétrer les gens des vérités de la doctrine de Marx, Engels, Lénine et Staline » 13 • C'est ainsi que l'administration pénitentiaire fut incorporée dans le personnel enseignant et que les camps de travail forcé devinrent des « camps de rééducation »... L'homme « total » dont rêvait Marx, l'homme épanoui dans « tous » les domaines était censé loger à l'intérieur du Parti omniscient et infaillible qui se réservait le monopole de l'éducation du peuple : le Parti serait la personnification de la perfection del' « espèce humaine». En fait, il était la réalisation de ce type idéal du censeur prussien que le jeune Marx avait couvert de ses sarcasmes : Vous nous demandez de pratiquer la modestie, mais vous avez l'outrecuidance de transformer certains serviteurs de l'Etat en espions du cœur, en gens omniscients, en philosophes, théologiens, politiques, en oracles de Delphes... La véritable outrecuidance consiste à attribuer à certains individus la perfection de l'espèce. Vous croyez que vos institutions d'Etat sont assez puissantes pour changer un faible mortel, un fonctionnaire, en saint, et lui rendre possible l'impossible 14 • Comparées aux pratiques des disciples de Marx, les prétentions de la censure prussienne de 1842 peuvent apparaître comme le comble du libéralisme : transformés, par la grâce du marxismeléninisme, en « gens omniscients » et en «oracles de Delphes », de faibles mortels dont l'unique titre intellectuel était la carte du Parti créèrent 13. Cité par F. Fejtô : Histoire des démocraties populaires, 1952, p. 397. ' 14. Marx : Remarques sur la censure prussienne, in MarxEngels Gesamtausgabe, I - I, p. 169 (vol. I, p. 145 de la traduction Molitor). ,Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL un vaste mécanisme de rééducation aux initiatives envahissantes. Ils introduisirent lemarxisme-léninisme dans tous les domaines, même les plus lointains, et cela avec une ardeur d'autant plus grande qu'ils avaient désappris depuis longtemps à apprécier la valeur réelle d'un penseur, d'un chercheur, d'un artiste dam son propre domaine. Ces éducateurs, dont la spécialité était le tout et qui étaient totalement dépourvus de toute autre qualification, le vieux dramaturge communiste Julius Hay les baptisa « camarade Kucsera » et en fit un portrait féroce : Kucsera ne connaît rien à fond et en conséquence se mêle de tout, et naturellement à l'échelon le plus élevé. Son rôle ne se borne-t-il pas à donner des directives ? Sur le plan des principes. A propos de n'importe quoi. A tout propos. Comment puis-je exiger de lui qu'il ait des connaissances ? S'enivrant avec les mots d' «avant-garde» et de « science prolétarienne », ces éducateurs analphabètes exigèrent des physiciens, des biologistes, des artistes, des philosophes, etc., d'assimiler le marxisme-léninisme, de répudier « l'objectivisme qui veut maintenir les sciences au-dessus de la mêlée», c'est-à-dire de renier leurs propres convictions pour glorifier la «science» fabuleuse dont le Parti gardait jalousement le monopole et le secret. Quand on songe à cette science hermétique dont les manifestations exotériques se ramènent à une répétition monotone de formules apprises par cœur et de citations dont on sort tel ou tel échantillon suivant les besoins du moment, il est impossible de ne pas penser à la science imaginaire que Marx prêtait aux censeurs prus- . siens : On exige que les rédacteurs de la presse quotidienne soient des hommes absolument irréprochables. Comme première garantie de cette intégrité, on cite « le savoir et la compétence». Mais on ne formule pas le moindre doute sur le savoir et la compétence du censeur portant un jugement sur des savoirs et des compétences de 'toutes sortes. S'il existe en Prusse une telle cohorte de génies universels connus du gouvernement, pourquoi n~ font-ils pas de littérature ? Au lieu de recourir à la censure pour mettre fin aux errements de la presse, ces fonctionnaires, tout-puissants par le nombre, plus puissants encore par le savoir et le génie, n'auraient qu'à se dresser d'un seul élan pour écraser de leur poids les misérables écrivains qui ne pratiquent qu'un seul genre, et cela même sans que leur capacité ait été officiellement constatée. Pourquoi gardent-ils le silence, ces malins qui, à l'exemple des oies romaines, pourraient par leur caquetage sauver le Capitole ? Ils sont d'une discrétion exagérée. Le public littéraire les ignore, ~ais le gouvernement les connaît. Si déjà ces hommes sont tels qu'aucun Etat n'a su en trouver, car jamais un Etat n'a connu de classes entières uniquement composées de génies universels et de polyhistoriens, quel ne doit pas être le génie de ceux qui les choisissent? Quelle ne doit pas être leur science infuse, pour qu'à des fonctionnaires inconnus dans la république des lettres ils puissent délivrer un certificat attestant une capacité universelle ?
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