204 On nia avec un acharnement inconnu depuis les polémiques antidarwinistes de l'Eglise toutes les contributions de ce siècle en matière de sciences humaines. Et en même temps que des propagandistes incultes, ou bien des idéologues euxmêmes terrorisés (nous songeons à Lukacs et à son méchant ouvrage sur La Destruction de la Raison), « liquidaient » Bergson ou Freud, Max Weber ou Keynes (pour ne citer qu'eux) avec le même souci des nuances qu'on apportait à la « dékoulakisation » des campagnes,Lyssenko, biologiste de second ordre, était porté aux nues parce que sa théorie sur l'hérédité des caractères acquis s'accordait avec les prétendus « principes » du marxisme-léninisme. · On ne se contenta pas d' « épurer » les bibliothèques, on clairsema également les rangs des savants et des artistes par des révocations, arrestations, exils, etc. La disparition de Riazanov, l'éditeur universellement respecté de Marx, et la suspension de l'édition des Œuvres complètes de Marx et d'Engels prennent ici valeur de symb_o~e:co11111d_a1?es.1:Espagnedu temps de l'Inquis1t1on,la Bible editee par des protestants devient suspecte d'hérésie. De plus, aux savants et aux arti~t~s inculpés selon des méthodes proprement policieres, on reprocha non seulement leurs « erreurs », mais aussi une attitude « trotskiste » ou ~'autres déviations politiques indésirables parmi lesquelles il faut citer l' « individualisme académique». La seule méthode de penser était désormais celle que fixait souverainement le Comité central et son secrétaire général, toute autre conception devant être condamnée. Kulturkampf D'AUTREPART,l'orthodoxie n'a eu aucun mal à subordonner le mythe marxiste de la « vérité de c!asse ~ à l'imagerie,.messianique de la nation providentielle. ~econnaitre un quelconque mérite à la culture occidentale fut, après la promulgation des.~ukasesde J da_novu, n péché grave de « cosmopolinsme bourgeois » et de « prosternation devant l'étranger». Si les appellations imagées du genre << avorton sans passeport » divertissent trop par le~r forn,i~ pou~ q!1e leur concept puisse être pris au serieux, 11n en est pas moins certain que c'est_l'essel?-cemême de l'idéologie qui se manifestait derrière ces anathèmes. Ainsi le Bolchévik revue de doctrine, nous apprend qu'... ' ...en _tant que colporteurs de l'idéologie bourgeoise l~s cosmopolites idolâtrent la culture bourgeoise pour~ rissante. Dans la grande culture du peuple russe ils ne voient que reflets et refrains de la culture bourgeoise de l'Occident ... La question de la priorité de la science de ~ littérature et de l'art russes est l'un des point; cruciaux de la lutte du socialisme contre le capitalisme. D'où les tentatives des ennemis du socialisme pour cac~e~ ou nier ,~apriorité de la science et de la technique soviétiques, 1mcommensurable préexcellence de la littérature et de l'art de l'Union soviétique. D'où leurs attaques haineuses contre la culture du grand peuple ibliotecaG-inoBianco LE CONTRAT SOCIAL russe qui est la nation la plus éminente de toutes les nations de l'Union soviétique 16 • Il ne fallut pas longtemps pour que le « complexe d'infériorité » russe devînt un complexe de supériorité grâce aux historiens et aux théoriciens du Parti qui se mirent en devoir de prouver que les Russes avaient été les principaux artisans du progrès et les initiateurs des grands changements de l'histoire universelle. C'est ainsi que fut révisée l'interprétation traditionnelle de l'autocratie tsariste et de l'annexion à l'empire moscovite des peuples allogènes : la perte de l'indépendance de ces derniers fut présentée comme u~e étape d~ leu_rlibérati?n future par le bolchévisme. Apres l'intervention de Staline dans le « débat linguistique », la « prison des peuples » qu'avait été, selon Lénine, l'empire tsariste, fut justifiée comme représentant le progrès en face des particularismes nationalistes, et les héros ~ nationaux., jusqu'alors glorifiés comme champions du progrès, furent dénoncés en tant que tenants de courants réactionnaires, agents de l'étranger. Même dans la science, l'Etat ne doit voir qu'un moyen de stimuler la fierté nationale. Ce n'est pas seulement l'histoire du monde, mais toute l'histoire de la civilisation qui doit être enseignée de ce point de vue. L'inventeur ne doit pas paraître grand simplement en qualité d'inventeur, mais comme représentant de sa nation. , Ce_text~ eût p~ êt~e écrit par un nationaliste reactlonnaire aussi bien que par un « marxiste orthodoxe» de l'ère stalinienne. En fait, il s'agit d'un passage de Mein Kampf 17 • Or, à l'opposé du nazisme qui a voulu mobiliser tous les grands noms de l'Allemagne au service de son « romantisme d'acier», l'idéologie pseudo-marxiste était amené~, par ~a na~re même, d'une part, à nier ce qui. ~onstitue inco~te~tablement l'apport le plus original de la Russie a la culture universelle ~ sav?ir sa tradition spirituelle, et de l'autre: a attribuer aux Russes toutes les inventions techniqu~s depuis le paratonnerre jusqu'à la bombe atomique, ce qui plus d'une fois dépassa les limites de l'absurde. . Pas· uri seul doµiaine qui n'échappât à l' « omniscience » de cette prétendue « avant-garde », qui n~ portât l'empreinte de son génie encyclopédique. Pour les profanes, pour ceux qui subirent le monopole idéologique, ce Parti dispensateur des vérités suprêmes, qui planifiait la culture comme. il rationnait l'approvisionnement, ressemblait de plus en plus à une assemblée de fonctionnaires dociles, de nantis et de persécuteurs persécutés. Mais, conformément à son image idéale, que seuls prenaient au sérieux ceux qui en étaient les bénéficiaires directs,. ou encore les militants habitant les ténèbres extérieures, il 16. Cité par le Monde du 30 avril 1949. 17. Cité par Ernst Erich Not : La Tragédie de la jeunesse allemande, 1934, p. 160.
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