Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

K. PAPAIOANNOU tionnaire du x1xe siècle est allée puiser sa conception particulière de la science. Le relativisme et le pluralisme, l'intelligentsia les considérait comme des émanations de l'esprit bourgeois corrompu auquel elle opposait une idolâtrie de la science qui excluait toute attitude tant soit peu sceptique, toute réserve critique. Le darwinisme, le matérialisme, le marxisme, etc., bref, ce qui en Occident était encore une hypothèse de travail et non un substitut de Dieu, se muait ici en un système clos, en une sorte d' « obscurantisme rationaliste» (Berdiaev) où la raison importée s'annexait curieusement les préjugés de la foi nationale : « ~amarck était un traître parce que Darwin avait raison. » Héritier direct de l'intelligentsia révolutionnaire, Lénine était imbu de cet absolutisme de la science et il n'a pas manqué de s'en servir lorsqu'il fut amené à justifier sa conception si peu démocratique du parti monolithique. Il niait la liberté de discussion et la pluralité des fractions à l'intérieur du Parti en évoquant une conception de la « science » qui pouvait paraître absurde hors des frontières russes, mais qui était pour son public une vérité évidente, indiscutable : Des gens véritablement convaincus d'avoir fait avancer la science ne réclameraient pas la liberté pour de nouvelles conceptions d'exister parallèlement aux anciennes, mais le remplacement de celles-ci par celleslà 7 • Tout cela n'était guère de nature à affaiblir les tendances dogmatiques que ses disciples héritaient à la fois du passé russe et de la socialdémocratie allemande. Les vaticinations usuelles sur la «vérité prolétarienne » n'ont pas tardé à porter leurs fruits. En décrétant que le prolétariat est le sujet de la vérité historique et en transfigurant le parti prolétarien en une entité chargée d'une destination gnoséologique, celle d'imposer la vérité, l'orthodoxie actuelle n'a fait que réaliser ce qui, quelques années auparavant, restait implicite ou purement verbal. En 1923, Lukacs voyait dans le prolétariat le porteur des «vérités innées » de l'ancienne métaphysique : « La conscience de classe du prolétariat, affirmait-il, est intentionnellement dirigée vers la vérité - même quand elle commet des erreurs 8 • » De là à affirmer que le Parti a toujours raison - même quand il se trompe - il n'y avait qu'un pas. Que Lukacs ait pu tant bien que mal y survivre n'est pas un des faits les moins étonnants de sa carrière. D'ailleurs, il devenait de plus en plus difficile de laisser entendre que le Parti pût avoir une politique erronée. Dès l'origine, le bolchévisme a eu de sa propre vérité une certitude immunisée contre toute autre possibilité. Cette certitude, qui 7. Uninc : Que faire ; in Œuvres choisies, Moscou 1945, I, 179. 8. G. Lukacs : Geschichte und Kla11enbewu11t1ein, 1923, p. 85. Biblioteca Gino Bianco 201 l'autorise à régler la vie dans toutes ses manifestations, c'est Boukharine, alors théoricien officiel de l'Internationale communiste, qui l'a exprimée pour la première fois. Son livre sur le matérialisme historique (1921), exposé classique du marxisme vulgaire, s'ouvre en effet sur cette déclaration inquiétante : Il est facile de comprendre que la science du prolétariat [c'est-à-dire la science, réelle ou prétendue, de Boukharine lui-même] est supérieure à celle de la bourgeoisie (...) et que nous autres marxistes sommes autorisés à considérer la science prolétarienne comme la science véritable et à exiger [sic] qu'elle soit généralement reconnue comme telle 9 • Entre l'année 1921 où Boukharine s'est arrogé le droit d'imposer sa «science » à la reconnaissance universelle, et l'année 1938 où il fut fusillé comme «traître» et « agent de l'étranger», la science prolétarienne, devenue «stalinienne », avait conféré à son héros éponyme un pouvoir de commandement absolu qui n'a pas d'équivalent dans l'histoire de la culture. La vérité est devenue affaire d'Etat et la science a été annexée par la politique. «Si Plékhanov et Boukharine, écrivait un philosophe du Parti peu avant les procès de Moscou, n'étaient pas en mesure de donner un exposé inattaquable du matérialisme dialectique, c'est en dernier ressort parce qu'ils n'avaient pas de ligne inattaquable en politique 10 • » Il fallait avoir une ligne «inattaquable » en politique (c'està-dire avoir liquidé toute opposition et réduit la population à une obéissance de cadavre) pour pouvoir présenter un exposé « inattaquable » de la doctrine fabuleuse qui purgerait l'humanité de l'erreur. Ce fut le règne de ce «vrai socialisme» que Marx avait si bien dénoncé : «Dès que cette folie idéaliste devient active, son caractère malin ne tarde pas à se montrer au grand jour: envie cléricale de domination, fanatisme religieux, charlatanisme, hypocrisie piétiste, pieuse tromperie 11 • » Cette « envie cléricale de domination » et cette intolérance que l'Eglise a perdues depuis longtemps sont devenues l'essence même des régimes qui se réclament de Marx : en matière de charlatanisme et de fanatisme, d'hypocrisie et de tromperie, aucune classe de la société moderne n'est allée aussi loin que la bureaucratie «marxiste ». Le communisme, disait Marx, « rendra impossible tout ce qui existe indépendamment des individus » 12 : on est libre de lire avec toutes les réserves possibles cette déclaration aussi généreuse qu'1rréalisable. Mais qui aurait pu penser 9. N. Boukharine : La Théorie du matérialisme hisrorique, Paris, s.d., pp. 11-12. 10. L. Rudas in The Communist (éd. américaine), 1935, p. 348. 11. Marx-Engels : Die Deutsche Ideo/ogie, éd. Dictz, 1953, p. 579 (vol. IX, p. 260 de la traduction Molitor). 12. Ibid., p. 71 (VI, 231). ,.

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