Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

356 en Russie, et certains qui sont à l'étranger, c'està-dire en liberté, ne se sont pas gênés pour dire à la face du monde que le bolchévisme a des traits qui eussent été chers à Tolstoï et affirmer que dans le conflit des bolchéviks avec le reste du monde Tolstoï eût été pour les bolchéviks. Pourtant le bolchévisme réunit précisément tout ce que Tolstoï haïssait le plus ; dès lors, parler d'une ressemblance quelconque entre la doctrine de Tolstoï et le bolchévisme,c'est n'y rien comprendre. A l'égard du bolchévisme, il y a entre Tolstoï et nous une profonde différence ; la passion de nos attaques porte non sur l'idéal du bolchévisme, mais sur ses manifestations pratiques ; l'attitude irrévocablement négative de Tolstoï porte sur l'idéal même. La substance des idées de Tolstoï est universellement connue. Les paroles du Christ : « Ne résistez pas au mal par la violence», ne sont pas pour lui une métaphore, un paradoxe, mais une vérité simple et réalisable. Tolstoï refuse toute violence, en quelque nom qu'elle s'exerce et quel que soit celui qui y a recours. Pour lui, l'Etat n'a pas plus droit à la violence que n'importe qui; c'çst pourquoi il s'oppose au principe même de l'Etat dont le rôle consiste à exercer la violence légale sur les individus ; il combat l'idée même de 1'État et ses institutions les plus nécessaires : armée, police, tribunaux. Il eût refusé l'État communiste pour ces raisons-là. Dans le communisme, il n'y a rien qui eût pu le séduire plus que les autres systèmes ; de son point de vue, il n'y a entre eux aucune différence essentielle. Tous sont fondés sur la croyance dans le caractère salutaire de la violence et non des préceptes du Christ; non sur la loi d'amour mais sur la loi de la justice forcée; il n'est rien dans le communisme qui, à cet égard, le distingue des autres systèmes à son avantage. Au contraire, l'État communiste, dans la mesure même où il eût réalisé le plus pleinement le principe d'égalité et de justice, aurait paru à Tolstoï la réalisation la plus dangereuse. Dans une de ses dernières œuvres, L' Enseignement du Christ, Tolstoï se demande ~ourquoi le monde n'a pas suivi les leçons de l'Evangile. La réponse, il la trouve notamment dans la doctrine des tentations : « La tentation, dit-il, est un piège où l'homme est attiré par l'apparence du bien et, une fois qu'il y tombe, il est perdu. » Une de ces tentations, c'est celle de l'État : « Elle consiste à justifier les péchés que l'on commet au ·nom du bien de beaucoup d'individus, du· peuple ou de l'humanité. » La violence est un mal de par sa nature; mais elle s'avère particulièrement dangereuse lorsqu'elle est masquée et justifiée par l'apparence du bien, comme si elle conduisait au bien. Le devoir du chrétien est de dénoncer ce mal, de se dresser contre pareille justification. C'est pourquoi Tolstoï, deyant les manifestations de la vie de l'État, dénonçait avec une passion particulière ceux de ses aspects où le mal est le plus caché ; .!'-activitéjudiciaire par exemple, qui Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES paraît la plus respectable et la moins discutable de toutes les prérogatives de l'État, provoquait pour cela même la condamnation la plus impitoyable de sa part. Là est l'essence de Tolstoï en tant que phénomène universel, sa position historique. On pourra objecter que les vues de Tolstoï auraient pu nuire à la prise de conscience politique de la Russie et lui inculquer un indifférentisme politique préjudiciable; je ne donne pas Tolstoï pour un penseur et un théoricien politique : Tolstoï est essentiellement un moraliste et un pur anarchiste. Avec ces idées, pouvons-nous croire que Tolstoï eût pu être séduit par quoi que ce soit dans l'idéal communiste, que leur aspiration à cet idéal aurait pu lui faire pardonner quelque chose auxbolchéviks? L'idéal communiste même lui était étranger. Il en est beaucoup plus éloigné que nous tous, adversaires des bolchéviks. Qu'est-ce qui aurait pu réconcilier Tolstoï avec le mal qui se fait au nom de l'idéal ? Nous exprimons tous par des mots différents la pensée formulée par Caïphe quand il livra le Christ à la justice : « Périsse un seul plutôt que le monde entier. » Caïphe exprima ainsi une idée universelle, maintes fois formulée avant et après lui. Les historiens de la littérature ont noté que la même idée a été exprimée dans les mêmes termes par Démosthène et que Mirabeau "l'a reprise dans son discours Sur la banqueroute. Cette thèse fondamentale contient toute la justification de l'État. Nous pensons tous de la sorte, même si nous ne le disons pas ; et si nous ne le pensons pas, nous agissons tous ainsi. Tolstoï, lui, ne l'aurait ni dit ni pensé ; sa conception du monde est définie par les paroles d'Ivan Karamazov à son frère : « Si pour sauver l'humanité il te fallait tuer un enfant, le ferais-tu ? » demande Ivan. Pour Tolstoï, il n'y aurait eu rien de tragique dans cette question, pas même de problème : « Non, bien sûr, je ne tuerais pas. » Ne reconnaissant pas à l'État le ·droit. à la violence, il ne le reconnaissait à personne. Si séduisante que fût l'idée du bien général, de l'utilité générale, il n'eût pas admis que ce bien pût justifier la moindre violence et que le mal pût mener au bien. La violence est pour lui un mal absolu, toujours inadmissible. « Fais ce que dois, advienne que pourra»*, aimait-il à répéter. Et · il restait conséquent avec lui-même ; il eût haï les violences des bolchéviks et les motifs mêmes qui les justifieraient. Mais il haïssait tout autant la violence dont nous nous réjouissions naguère et que nous· justifiions alors. La meilleure des révolutions ne suscitait en lui que de l'hostilité; -je•me souviens· ·de son attitude à l'égard de la · révolution de 1905, à la fois la moins sanglante et la plus justifiable ; il en parlait avec réprobation. • En français dans le texte.

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