Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

V. A. MAKLAKOV La violence, qui est toujours un mal, lui devenait particulièrement odieuse quand les buts à atteindre lui étaient en soi sympathiques, quand cette violence était prônée par des gens qu'il aimait bien. La révolution de 1905 le rebutait non parce qu'il craignait pour l'ordre existant qu'elle détruisait : il ne tenait pas du tout à cet ordre. Mais elle lui était plus odieuse que la violence gouvernementale contre laquelle elle luttait, précisément parce que la violence révolutionnaire était dirigée non contre ceux qui lui étaient proches mais par eux, et cela au nom de principes qui lui étaient sympathiques; nous qui l'entourions, nous prenions notre parti de la violence parce qu'elle s'exerçait dans un sens louable, mais c'est précisément ce qui peinait Tolstoï. Voilà pourquoi il s'en serait pris au bolchévisme avec toute la force de sa conviction ; mais il n'aurait pas partagé notre indignation et aurait affirmé que nous sommes les responsables des horreurs bolchéviques, que c'est notrepropre conceptiondu monde qu'on retourne à présent contre nous. Si Tolstoï eût condamné l'idéal du bolchévisme et l'idéologie de la révolution, qu'eût-il dit de ce qui se fait aujourd'hui au nom de cet idéal et pour la défense de cette idéologie ? S'il s'intéressait peu à l'ordre social, il s'intéressait à l'individu ; ce n'était pas un homme d'État, mais un moraliste. L'âme individuelle lui importait plus que le monde entier et son bien-être. Le système social lui-même, les professions et les situations acquises, il les jugeait du point de vue de l'influence qu'ils ont sur l'homme, sur son monde ·intérieur. Dans chaque «bête» il s'efforçait de trouver l'homme. Il répétait avec le Christ qu'il n'est pas de pardon pour qui séduit ne fût-ce qu'un seul parmi les humbles, pour qui cultive dans l'homme les mauvais instincts. Or, de ce point de vue, qu'a donné le bolchévisme à la Russie ? Même sa théorie de la lutte de classes, adaptée aux conditions du temps de paix, lui eût paru peu acceptable; porteur des préceptes du Christ, ne connaissant ni Grec ni Juif, ni esclave ni homme libre, il n'eût pu reconnaître la lutte de çlasses pour un mobile de l'activité humaine. Mais avec l'essor du bolchévisme, à la lutte contre la classe dominante a succédé l'extermination, l'anéantissementdu faible et du désarmé ; l'hostilité a dégénéré en haine. Voilà les sentiments qu'on s'est efforcé de susciter et de cultiver d'en haut. Quel en a été le reflet sur le peuple ? Dans son article Je ne puis me taire, Tolstoï s'indignait de la perversion que les exécutions capitales et l'office du bourreau avaient apportée à l'âme populaire. Il . ne pouvait pardonner au pouvoir russe de pervertir les gens, de séduire le bourreaupar les avantagesdu méti~r et d'obliger le peuple à en prendre son parti. Or, e~ ce temps-là, il n'y avait que quelques centames d'exécutions chaque année; on y procédait la nuit., en cachette.,comme on se débarrassed'une Biblioteca Gino Bianco 357 chose nécessaire mais honteuse, au milieu du silence réprobateur de tous, parfois d'une condamnation retentissante, sans tenter de glorifier et d'idéaliser ce qu'on faisait. Autre trait du bolchévisme sur lequel l'appréciation de Tolstoï eût été différente de la nôtre. Nous aimons les héros et les personnages historiques ; c'est de notre part une sorte de culte de la force. Si odieuse que nous soit l'activité de Lénine et des bolchéviks, le rôle exceptionnel qu'ils ont joué en Russie inspire à certains d'entre nous une admiration involontaire. (« Depuis Pierre le Grand, personne n'avait autant marqué la Russie de sa personnalité, » dit l'auteur d'un des meilleurs portraits du chef du bolchévisme.) Et, le charme agissant, nous sommes prêts à leur pardonner ce que nous ne pardonnerions pas à d'autres. Ce sont des surhommes, à qui « tout est permis », comme le pensait Raskolnikov. Tolstoï en aurait jugé tout autrement. Il n'aimait pas les héros historiques, les noms illustres ; ses personnages favoris sont des gens modestes, effacés. Les grands hommes, disait-il, ne sont que des étiquettes que l'histoire colle après coup sur les événements, lesquels sont conduits par une force tout autre, inaccessible à notre entendement, appelée par les uns Providence, par les autres hasard. Ennemi de l'État par principe, Tolstoï défendait jalousement contre lui tout ce que, pour employer le langage des hommes d'État, il considérait comme le « droit inaliénable de la personne humaine», c'est-à-dire les diverses formes de la liberté. Dans un curieux pamphlet, Au tsar et à ses auxiliaires, s'est exprimée dans toute sa plénitude sa conviction que l'État est un mal, que le mieux qu'il ait à faire est de ne plus entraver les hommes, de mettre fin à son activité, à ses prescriptions et interdits. Toutes les restrictions de l'initiative humaine de la part de l'État le révoltaient, mais surtout celles qui eussent été un attentat contre ce qui était pour lui affaire divine, la liberté de pensée, de conscience, de parole. Le régime politique introduit par les bolchéviks, qui met à mort pour délit d'opinion, qui exige une autorisation pour les déplacements, le choix du travail et du domicile, . qui asservit l'homme par une ingérence· dans les moindres recoins de sa vie personnelle - pareil régime n'aurait trouvé aucüne justification à ses yeux. Mais alors, d'où vient le malentendu ? Pour- .quoi les disciples de Tolstoï courbent-ils la tête devant le bolchévisme ? Pourquoi les bolchéviks s'inclinent-ils devant la mémoire de celui qui fut leur adversaire irréductible ? On peut comprendre Tolstoï, bien que ce ne soit pas facile ; il suffit de lire ses œuvres avec attention, d'en saisir l'essentiel, dont il ne s'est jamais écarté, de dégager la pensée principale de l'accessoire, des dérogations et contradictions nées de la polémique.

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