Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

354 des anciens. On pouvait réfuter ce système et conserver l'ancienne conception du mouvement des corps ; et si on ne le réfutait pas, on ne pouvait, semblait-il, continuer d'étudier les mondes de Ptolémée. Pourtant, même après la découverte de Copernic, les mondes de Ptolémée furent encore longtemps étudiés. Depuis qu'il a été dit et démontré que le nombre des naissances ou des crimes obéit à des lois mathématiques et que des conditions géographiques et politico-économiques données déterminent telle ou telle forme de gouvernement, que des rapports déterminés entre la population et le sol produisent les mouvements de cette population, depuis lors les fondements sur lesquels s'édifiait l'histoire ont été ruinés dans leur pr1nc1pe. O_npouvait réfuter les lois nouvelles et conserver l'ancienne conception de l'histoire ; mais sans les réfuter, il semblait impossible de continuer d'étudier les événements historiques comme l'effet du libre arbitre. Car si telle forme de gouvernement s'instaure ou si tel mouvement de peuples se produit en fonction de telles conditions géographiques, ethniques ou économiques, la volonté des hommes qui nous apparaissent comme ayant instauré cette forme de gouvernement ou provoqué ce mouvement de peuples ne peut plus être considérée comme une cause. Et cependant l'ancienne histoire continue d'être étudiée de pair avec les lois de la statistique, de la géographie, de l'économie ·politique, et comparée à la philosophie et à la géologie, qui sont en contradiction formelle avec ses postulats. Longue et obstinée a été la lutte, en matière de philosophie de la nature, entre l'ancienne et la nouvelle conception. La théologie montait la garde autour de l'ancienne et accusait la nouvelle de détruire la Révélation. Mais lorsque la vérité eut triomphé, la théologie reprit pied tout aussi fermement sur le nouveau terrain. Aussi longue et obstinée est, de nos jours, la lutte entre l'ancienne et la nouvelle conception de l'histoire, et de même la théologie monte la garde autour de l'ancienne façon de voir et accuse la nouvelle de détruire la Révélation. Dans un cas comme dans l'autre, la lutte déchaîne des deux côtés les passions et étouffe la vérité. D'un côté apparaissent la peur et le regret de l'édifice élevé au cours des siècles ; de l'autre, la passion de détruire. Ceux qui combattaient la vérité naissante en matière de philosophie. de la nature croyaient que s'ils admettaient cette vérité, ce serait la destruction de la f oi..enDieu, en la création du monde, BibliotecaGino Bianco ANNIVERSAIRES au miracle de Josué fils de Noun. Les· défenseurs des lois de Copernic et de Newton, Voltaire par · exemple, croyaient que les lois de l'astronomie · détruisaient la religion ; et comme d'une arme contre la religion, Voltaire se servait des lois de la pesanteur. Exactement de même, il semble aujourd'hui qu'il suffise de reconnaître la loi de la nécessité pour que s'effondrent la notion de l'âme, du bien et du mal, et toutes les institutions de l'État et de l'Église édifiées sur cette notion. Aujourd'hui, tout comme Voltaire en son temps, les défenseurs de la loi de la nécessité se servent de cette loi comme d'une arme contre la religion. D.emême que la loi de Copernic en astronomie, la loi de la nécessité en histoire ne détruit pas, mais consolide même le terrain sur lequel se fondent les institutions politiques et religieuses. Nous retrouvons donc aujourd'hui en histoire le même problème qui s'est posé pour l'astronomie, toute la différence des conceptions repose sur l'acceptation ou le refus d'une unité absolue servant de commune mesure pour les phénomènes visibles. En astronomie, c'était l'immobilité de la terre ; en histoire, c'est l'indépendance de la personne, la liberté. En astronomie, la difficulté d'admettre le mouvement de la terre tenait à ce qu'on renonçait à la sensation directe de l'immobilité de la terre et du mouvement des planètes ; en histoire, la difficulté d'admettre la soumission de la personne aux lois de l'espace, du temps, de la causalité, tient à ce qu'il faut renoncer au sentiment direct, que chacun éprouve, de l'indépendance de sa personne. Mais de même qu'en astronomie la nouvelle conception dit : « C'est vrai, nous ne sentons pas le mouvement de la terre, mais en admettant qu'elle soit immobile nous aboutissons à une absurdité ; tandis qu'en admettant son mouvement que nous ne sentons pas, nous aboutissons à des lois », ainsi en histoire la nouvelle conception dit : « C'est vrai, nous ne sentons pas notre dépendance, mais en admettant notre liberté nous aboutissons à une absurdité; tandis qu'en admettant notre dépendance du monde extérieur, du temps et de la causalité, nous aboutissons à des lois. » Dans le premier cas, ·il a fallu renoncer à la conscience de l'immobilité dans l'espace et admettre un mouvement que nous ne sentons pas ; dans le cas présent, il est de même nécessaire de renoncer à la liberté dont nous avons conscience et de reconnaître une dépendance que nous ne sentons pas. LÉON TOLSTOÏ.

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