L. TOLSTOI raison. La liberté sans la nécessité, c'est-à-dire sans les lois de la raison qui l'ont définie, ne se distingue en rien de la pesanteur ou de la chaleur ou de la force de la végétation ; elle n'est pour la raison qu'une sensation instantanée, indéfinissable, de la vie. De même que l'essence indéterminée de la force qui meut les corps célestes, de la chaleur, de l'électricité, de la force de l'affinité chimique ou de la force-vie, forme le contenu de l'astronomie, de la physique, de la chimie, de la botanique, de la zoologie, etc., de même l'essence de la force-liberté forme le contenu de l'histoire. Mais de même que l'objet de toute science est la manifestation de cette essence inconnue de la vie, tandis que cette essence même ne peut être l'objet que de la métaphysique, de même la manifestation de la force de la liberté humaine dans l'espace!' dans le temps et la causalité constitue l'objet Ù'! l'histoire ; tandis que la liberté ellemême est l'objet de la métaphysique. Dans les sciences expérimentales, nous appelons lois de la nécessité ce qui nous est connu ; ce qui nous est inconnu, force vitale. La force vitale n'est que l'expression du résidu inconnu de ce que nous savons de l'essence de la vie. De même, dans l'histoire, nous appelons ce qui nous est connu lois de la nécessité ; ce qui nous est inconnu, liberté. La liberté, pour l'histoire, n'est que l'expression du résidu inconnu de""ce que nous savons des lois de la vie humaine. 'HISTOIRE étudie les manifestations de la L liberté humaine par rapport au monde extérieur, dans le temps et dans la dépendance des causes, c'est-à-dire qu'elle définit cette liberté selon les lois de la raison; c'est pourquoi l'histoire n'est une science que dans la mesure] où ~cette liberté est définie par ces lois. Pour l'histoire, la reconnaissance de la liberté humaine comme une force assez grande pour avoir une influence sur les événements historiques, c'est-à-dire non soumise à des lois, réquivaut à ce qu'est pour l'astronomie la reconnaissance d'une force libre mettant· en mouvement les corps célestes. Admettre cela, c'est exclure la possibilité de l'existence de lois, c'est-à-dire toute connaissance. Si un seul corps peut se mouvoir librement, les lois de Kepler et de Newton n'existent plus et on ne peut plus concevoir le mouvement des corps célestes. S'il existe un seul acte libre de l'homme, il n'existe aucune loi historique et aucune représentation des événements historiques. Pour l'histoire, les volontés humaines semeuvent suivant les lignes dont une extrémité se perd dans l'inconnu, tandis qu'à l'autre extrémité la conscience de la liberté des hommes dans le présent semeut dans l'espace, le temps, la causalité. Biblioteca Gino Bianco · 353 Plus le champ de ce mouvement s'élargit devant nos-yeux, plus les lois de ce mouvement sont évidentes. Saisir et définir ces lois, telle est la tâche de l'histoire. Du point de vue où se place aujourd'hui la science pour considérer son objet, dans la voie qu'elle suit en cherchant les causes des phénomènes dans le libre arbitre des hommes, la définition des lois est impossible. Car quelles que soient les restrictions que nous apportions à la liberté, dès l'instant que nous l'avons•reconnue pour une force non soumise à des lois, l'existence d'une loi est impossible. Ce n'est qu'en limitant cette liberté à l'infini, c'est-à-dire en la considérant comme une quantité infinitésimale, Quenous nous convaincrons de l'impossibilité absolue de pénétrer les causes, et dès lors, au lieu de rechercher ces causes, l'histoire se donnera pour tâche la recherche des lois. Cette recherche est commencée depuis longtemps et les nouvelles méthodes de pensée que l'histoire doit s'assimiler s'élaborent simultanément avec l'autodestruction vers laquelle s'achemine la vieille histoire en fractionnant de plus en plus les causes des phénomènes. Cette voie, toutes les sciences humaines l'ont suivie. Arrivant à l'infiniment petit, les mathématiques, science exacte par excellence, abandonnent la méthode de fractionnement au profit de la nouvelle méthode de totalisation des inconnues infiniment petites. En renonçant à la notion de cause, les mathématiques recherchent une loi, c'est-à-dire des propriétés communes à tous les éléments inconnus infiniment petits. Sous une autre forme, mais par la même démarche de la pensée, les autres sciences ont suivi la même voie. Lorsque Newton a formulé la loi de la gravitation, il n'a pas dit que le soleil ou la terre avait la propriété"""'d'attirer; il a dit que tous les corps, du plus grand au plus petit, avaient la propriété de s'attirer l'un l'autre, c'est-à-dire que, laissant de côté· 1a question de- la cause du mouvement des corps, il a formulé une propriété commune à tous les corps, des infiniment grands aux infiniment petits. C'est ce que font également les sciences naturelles : laissant de côté la cause, elles recherchent. les lois.· L'histoire est engagée dans la même voie. Et si elle a pour objet d'étudier le -mouvement des peuples et de l'humanité, et non de décrire des épisodes de la vie de quelques hommes, elle doit écarter la notion des causes et rechercher les lois communes à tous les éléments de liberté infiniment petits, égaux et liés entre eux de façon indissoluble. DEPUIS qu'a été découvert et démontré le système de Copernic, la seule reconnaissance du fait que c'est la terre qui tourne et non le soleil a détruit toute la cosmographie
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