Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

M. COLLINET il partagera toujours l'hostilité contre les propriétaires oisifs, les militaires et les nobles ; à sa suite il fera du travail la première des vertus sociales, celle qui ouvre les portes du véritable bonheur humain. Il lui emprunte d'abord la célèbre formule du « gouvernement à bon marché » 26 ; mais il lui donne une coloration révolutionnaire en la séparant de sa forme parlementaire pour l'annexer au régime industriel permettant à la nation « d'être gouvernée le moins possible, d'être gouvernée par les hommes les plus capables et d'une manière qui assure complètement la tranquillité publique » 27 • La société planifiée MALGRÉ les emprunts de Saint-Simon à l'école libérale et son admiration pour ses promoteurs, qu'il situait parmi les fondateurs de la science sociale, sa pensée se développe aux antipodes de la leur. S'il écrit en 1817 cette phrase : « La liberté pour eux [les hommes] c'est de ne point être gênés dans la jouissance de ce qu'ils ont produit » 28 , que l'on peut interpréter dans un esprit libéral, il n'en affirme pas moins, quelques années après, que « la vraie liberté (...) consiste à développer sans entraves et avec toute l'extension possible une capacité temporelle ou spirituelle utile à l'association» 29 • Il rompt avec l'individualisme économique et se refuse à identifier l'intérêt particulier à l'intérêt général : la liberté ne consiste plus à satisfaire le premier mais à servir le second. Il rompt en même temps avec Augustin Thierry, trop libéral, pour adopter le jeune Auguste Comte. La liberté de produire appartient alors à cette idéologie « métaphysique » qu'il condamne dans les droits de l'homme. La capacité au service de l'association deviendra, dans la morale de Comte, le devoir altruiste dont il fera le ciment de sa société. L'ordre social, échappant à la spontanéité d'activités égoïstes, sera le fait exclusif des dirigeants industriels qu'il espère étrangers à la corruption des nobles et prêts à gérer « gratuitement » l'intérêt général avec le seul souci de l'efficacité. Leur pouvoir sera absolu : ils feront la loi et répartiront le travail entre les différentes catégories prof essionnelles 30 • Ce despotisme éclairé des grands manufacturiers (dont Ternaux, l'industriel de Sedan et l'ami de Saint-Simon, représentait le prototype) n'a plus rien de commun avec les idées d'Adam Smith, mais reprend celles de 26. « L'industrie a besoin d'être gouvernée le moins possible, gouvernée au meilleur marché possible » (L' Industrie, XVIII, p. 132). Cf. aussi Suite à la brochure des Bourbons et des Stuarts (O. C., t. 2, p. 445), écrite en 1822. 27. Catéchisme des industriels, 1er cahier. XXIII, p. 7. 28. L' Industrie, XVIII, p. 128. 29. Du système industriel, XXI, p. 15 (publié en 1821). 30. « Ce sont eux qui feront la loi, ce sont eux qui fixeront le rang que les autres classes occupent entre elles ; ils accorderont à chacune d'elles une importance proportionnée aux services que chacune d'elles rendra à l'industrie » (Catéchisme des industriels, 1er cahier, XXIII, p. 42). Biblioteca Gino Bianco 343 Colbert, dégagées des entraves féodales et des servitudes de la monarchie militaire. Le cc bon marché » d'un gouvernement libéral devait résulter de son indifférence en matière économique. Il devient, sous la plume de Saint-Simon, singulièrement hypothétique puisqu'il dépend alors du désintéressement des dirigeants industriels. La nation s'identifie à une seule grande entreprise dont les participants, enfermés dans leur spécialité ou leur capacité et soumis à une discipline fonctionnelle, ne peuvent évidemment bénéficier d'une liberté quelconque. La tête seule pense et exerce sa volonté 31 sur la masse des exécutants. La nation est planifiée pour éviter les distorsions possibles de l'économie 32 et se trouve comparée à une machine bien réglée où cc la perfection des résultats dépend du maintien de l'harmonie primitive, établie entre tous les ressorts qui la composent» 33 • L'homme n'est pas un citoyen ayant des droits «métaphysiques», mais un moyen dont la situation et la fonction dépendent de ses capacités utilisables ; il ne peut agir qu'à l'intérieur du champ d'action qui lui est imparti et ne saurait sans être réprimé sévèrement prétendre à se croiser les bras (cf. réf. 29). Le travail est donc obligatoire ; et l'on peut croire que SaintSimon était hostile au droit de coalition, bien qu'à notre connaissance il n'en ait jamais parlé. D'une image mécanique, Saint-Simon passe sans effort ni contradiction à une autre qui~est biologique. La machine sociale devient un Etre dont la vitalité et l'évolution s'apprécient comme celles d'un individu 34 • En 1813, il comparait les sociétés humaines à celle du castor, l'animal le mieux << organisé après l'homme » 35 et capable comme lui de construire des cités. En 1825, dans un ouvrage inachevé, il définit ce qu'il entend par la physiologie générale. Cette science « plane audessus des individus qui ne sont plus pour elle que des organes du corps social dont elle doit étudier les fonctions organiques » 36 • Il poursuit dans ses conséquences la comparaison célèbre de Pascal entre les croissances de l'individu et de l'espèce : l'histoire des institutions est celle des connaissances hygiéniques destinées à conserver 31. « L'industrie n'est qu'un vaste corps dont tous les membres se répondent et sont -pour ainsi dire solidaires ... Mais si le sentiment appartient au corps entier, c'est la tête seule qui pense pour tout le corps ; c'est là que se forment les révolutions, que les besoins se prononcent, que les volontés se déclarent>> (L'industrie, XVIII, note de la p. 137). 32. « Le désordre survient promptement quand des causes perturbatrices augmentent vicieusement l'activité des uns aux dépens de celle des autres >>(Dans· l'œuvre posthume De la phy$iologie appliquée à l'amélioration des institutions sociales, XXXIX, p. 180). 33. Ibid., p. 180. 34. cc La réunion des hommes constitue un véritable 2tre dont l'existence est plus ou moins vigoureuse et chancelante, suivant que ses organes s'acquittent plus ou moins régulièrement des fonctions qui leur sont confiées » (Ibid., XXXIX, p. 177, souligné par S.-S.). 35. Cf. Mémoire pour la sciencede l'homme, XL, pp. 178 sqq. 36. De la physiologie, p. 177.

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