Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

342 la richesse des entrepreneurs n'est pas un obstacle à leur rôle dirigeant, mais elle ajoute une preuve supplémentaire à leur capacité supposée, « même dans le cas où ils ont hérité de la fortune qu'ils possèdent» 13 • Saint-Simon transpose donc dans le domaine social cette hérédité des caractères acquis à laquelle le transformisme de Lamarck donne alors une allure scientifiqu~. Autant que les régimes et les coutumes, les capacités subissent la loi des générations et des classes sociales dont le privilège dans le passé ne fut acquis qu'après une longue évolution. Ces capacités sont, dans le domaine pratique, l'apanage des chefs d'industrie, et dans les autres domaines celui des savants et des artistes. La conséquence en est qu'industriels, savants et artistes doivent devenir les classes dirigeantes de la société et se substituer aux nobles, prêtres, militaires et légistes dont le rôle utile a disparu avec les progrès de 1~ connaissance et de l'organisation humaines. Mais auparavant « ils doivent acquérir une conscience claire de leurs for ces, de leurs moyens et de leur capacité politique» 14 • Pour réaliser la formule de Bacon : « Savoir, c'est pouvoir», Saint-Simon les adjure de ne pas confier leurs intérêts ou leurs espoirs aux libéraux dépourvus d'esprit positif et incapables de concevoir autre chose que la république romaine ou la féodalité impériale 15 • A cela il ajoute une condition morale : « c'est que les industriels les plus riches n'adoptent point les habitudes et le genre de luxe de la noblesse, c'est que vous conserviez tous les mœurs de votre classe» 16 • Ainsi l'avènement d'une société industrielle n'est possible ·qu'à travers une révolution morale qui en termine avec la corruption de la noblesse et des oisifs. Les conditions de la stabilité sociale EN ÉLIMINANT les vieilles classes parasitaires, « les armées soldées, les clergés hérétiques et les juges pervers » 17 , la société industrielle doit réaliser les aspirations des Français, las des révolutio?s ~t des conflits politique~ où triomphent les intrigants 18 • Pour cette paix sociale, deux conditions préalables semblent nécessaires à Saint-Simon : d'abord une complète identité d'intérêts, d'idées et de sentiments entre les gou13. Du système industriel, XXI, p. 49. 14. Ibid., p. 50. 15. « Une maison d'industrie vous paraît perdue quand .elle se trouve forcée par les circonstances à placer son gouvernail dans les mains d'un légiste » (Ibid., p. 37). . 16. Ibid., p. 60. 17. Le Nouveau Christianisme, XXIII, p. 192. Pour SaintSimon tous les clergés, catholiques ou luthériens, sont également hérétiques. 18. Les Français « sont disposés à faire les plus grands sacrifices pour établir un état de choses calme, stable ; un état de choses qui fasse la désolation des intrigants et qui les force à devenir des hommes laborieux · et pacifiques » ( Catéçhisme des industriels, 28 cahier, XXIII, p. I 12). Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES vernants et les gouvernés, ensuite une hiérarchie sociale coïncidant avec celles des capacités ou des lumières, de sorte que « la classe des gouvernants soit par conséquent à jamais supérieure en lumière à celle des gouvernés » 19 • Il s'agit donc de créer une société homogène et organisée en . vue d'un but commun: la production des choses utiles 20 , un régime renonçant aux conquêtes militaires, au fanatisme religieux, aux élucubra- · tions des métaphysiciens, dont la structure « ne peut consister que dans l'organisation des moyens pour rendre la production la plus active \JOSsible » 21 • A cette fin, il faudra que « les individus soient engagés dans des associations industrielles, plus ou moins nombreuses et liées entre elles» 22 • Un tel régime est évidemment incompatible avec une monarchie militaire et cléricale autant qu'avec un parlementarisme où régnerait, après les « écrivassiers » du XVIIIe siècle, l' « avocacerie » du XIXe, terme sous lequel Saint-Simon englobe les écrivains et les politiques libéraux. Ces deux conditions de stabilité politique et sociale exigent que le pouvoir temporel soit remis aux chefs de l'industrie 23 et le pouvoir spirituel aux savants et artistes les plus éminents, afin d' « appliquer les sciences à la satisfaction des besoins de l'homme » 24 • Ce type d'une société de producteurs, SaintSimon l'a extrait de la Richesse des nations où Adam Smith définissait comme seul but sensé de la politique le fait de produire le plus possible avec les frais de gestion les plus réduits. Il lui emprunte son idéal pacifiste et cosmopolite, et même pendant quelque temps sa doctrine du « laisser faire, laisser passer». Mais, encore plus systématique que son maître libéral, il subordonne toutes les activités sociales au seul besoin de produire, de la même façon qu'il avait prétendu ramener toutes les lois physiques et morales à la seule gravitation universelle. Après Jean-Baptiste Say, dont il se considère un moment comme le disciple et dont il fait l'éloge dans L' Industrie, ou~r~ge écrit en 1817, il proclame que l'économie politique est la seule politique. Antilibéral sur le plan politique, il est d'abord ultra-libéral sur le plan économique et répète Say en écrivant que « vouloir tout conduire, tout soumettre à des rè~les, à des calculs, c'est la plus grande des fohes humaines» 25 • Du libéralisme économique, 19. Introduction aux travaux scientifiques du XJXe siicle (O. C., t. I, p. 232). 20. << La production des choses utiles est le seul but raisonnable et positif que les sociétés politiques puissent se proposer» (L'industrie, XVIII, p. 186). 21. Du système industriel, XXIII, p. 73. 22. Ibid., XXII, p. 185. 23. « La tranquillité publique ne saurait être stable tan · que I.e~ind~strie;s _lesp~us importants ne seront pas chargé de. diriger. 1 ad~1strat1on de la fortune publique » ( Cat4 chisme des industriels, 1er cahier, XXIII, p. 6). 24. L'Organisateur, XX, p. 193. ,, 2s. L'lndustrie., XVIII., p. 77.

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