R. PIPES l'alternative, il faut se tourner vers l'ouest. La Russie est en effet l'ennemi naturelle de l'Allemagne pour les raisons suivantes : r, croissance démographique constante de la Russie, déclin dans les pays occidentaux ; 2, la Russie est contrainte à l'expansionnisme par son paysannat assoiffé de terres; 3, enfin les intérêts russes se heurtent à ceux de l'Autriche-Hongrie et de la Turquie, appuis de l'Allemagne dans les Balkans et au Proche-Orient. Fort de ces arguments, Weber invite ses compatriotes à faire taire leurs sentiments et à mettre un terme à la campagne d'excitation à la haine dirigée contre l'Angleterre. Rien ne serait plus désastreux que s'aliéner la GrandeBretagne et la France au-delà de toute possibilité de réconciliation. Privée de sympathies occidentales, l'Allemagne d'après guerre se trouverait à la merci de la Russie. Il est caractéristique de la pensée politique de Weber que dans ces remarques, si nettement qu'il prenne position contre la Russie, il ne manifeste aucune aversion pour ce pays comme tel. Weber s'efforce de mettre de côté toute considération d'ordre moral ou affectif pour arriver à ses conclusions sur la seule base d'un froid calcul. Il ne s'est jamais caché d'être un Realpolitiker et en tant que tel il ne se pose qu'une seule question : qui fait à l'Allemagne la meilleure offre ? Nulle autre cause à sa position à l'égard de la Russie. / LA RÉVOLUTION de mars r917 amènera Weber à s'intéresser une fois de plus à la vie politique de la Russie. Le 26 avril 19r7, il publie dans la revue Hilf e, que dirige Friedrich Naumann, un article intitulé« Russlands Uebergang zur Scheindemokratie » (Passage de la Russie à la pseudo-démocratie), où il analyse les événements de mars 11 • L'objet principal de ce travail un peu hâtif est de passer en revue les répercussions possibles de l'affaire russe sur l'Allemagne, et notamment sur son effort de guerre. Pourquoi, se demande dès l'abord Weber, le succès de la révolution de 1917, après l'échec de r905 ? Cela s'explique par le comportement de la bourgeoisie, laquelle contrôle le crédit indispensable au succès des révolutions. En 1905, la classe moyenne a appuyé la couronne; en 1917, après une autre décennie d'arbitraire policier et de conduite inconséquente de la part du souverain, elle s'est tournée contre la monarchie. Pendant la guerre, déjà, les éléments les plus conservateurs de la société russe, désespérés par l'immixtion constante du tsar dans les affaires, et par son incompétence, se sont prononcés en faveur d'un régime parlementaire. Si la bourgeoisie était restée 11. La date du 24 juin donnée par Marianne Weber : Max Weber. Ein Lebensbild, Tübingen 1926, p. 718, est inexacte. L'article est réimprimé dans Gesammelte Politische Schriften, Munich 1921, (titrç a.brégé ; GPS), pp. Jo7-2s, Biblioteca Gino Bianco - 149 loyale, les autorités auraient sans doute fini par l'emporter, comme en 1905. Seule la fermeté de Stolypine a assuré au tsar un répit. Weber considère le gouvernement provisoire, au premier mois de son existence, comme un attelage mal assorti : d'un côté une bourgeoisie conservatrice et ses alliés non moins conservateurs (militaires de carrière, corps des fonctionnaires, créanciers russes et étrangers), de l'autre l'intelligentsia révolutionnaire représentant les forces véritablement démocratiques. Si les deux groupes s'entendent pour partager le pouvoir, c'est que leurs intérêts sont provisoirement liés, mais il est peu vraisemblable que la coalition puisse durer, en raison des · aspirations contraires. La bourgeoisie n'a prêté son appui aux forces démocratiques que pour se débarrasser d'un monarque aux interventions inopportunes, non pour transformer la structure même du système. Les intérêts de la bourgeoisie exigent la poursuite de la guerre et la répression des forces démocratiques, celle-là pour sauvegarder les investissements et garantir les emprunts étrangers, celle-ci pour éviter que les puissants sentiments collectivistes [ anti-proprietary] des masses russes ne finissent par s'imposer dans les organes législatifs de l'État. La classe moyenne rêve de l' «homme fort », de préférence un dictateur militaire, capable de mener à bien les deux tâches. Pour maintenir son autorité sur le pays en attendant d'être fermement en selle, la bourgeoisie a besoin du soutien de l'intelligentsia révolutionnaire représentée par les socialistes-révolutionnaires (S.R.) et les social-démocrates. Ces partis disposent en effet des moyens de transports et de communications, tels que les chemins de fer et les télégraphes, et ils sont en contact avec les masses, par le truchement de la bureaucratie rurale, acquise en grande partie aux idées socialistes. Ces mouvements étant antimonarchistes, les classes moyennes ont consenti à l'élimination définitive de la dynastie des Romanov, alors qu'elles eussent préféré substituer à Nicolas II un « roicitoyen » ou un dictateur militaire. La présence des extrémistes au gouvernement offre également l'avantage de donner au nouveau régime une apparence révolutionnaire sans affaiblir le moins du monde le contrôle exercé par les conservateurs sur les rouages dé l'État. La faiblesse essentielle des révolutionnaires est de manquer à la fois de capital et de crédit. Ils ne sont donc en mesure ni de faire la révolution qu'ils souhaitent, ni d'assumer les responsabilités du pouvoir. C'est ce qui les oblige à collaborer avec la bourgeoisie et à se contenter du triste rôle de « compagnons de route » ( Mitlêiufer) d'une coalition essentiellement antidémocratique. Un autre facteur d'instabilité pour le gouvernement provisoire est l'incompatibilité des intérêts de la bourgeoisie avec ceux du paysannat, couche sociale la plus nombreuse. Les pàysans - qu'ils portent ou non l'uniforme - aspirent avant tout à la prompte confi~cation des grandes propriçt~~
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