Le Contrat Social - anno IV - n. 3 - maggio 1960

150 terriennes, ce qui commande en retour la fin rapide des hostilités avec son corollaire, la démobilisation. Ainsi surgit un conflit social qui menace le gouvernement provisoire dans son exist7nce même : tandis que les classes moyennes souhaitent le maintien du statu quo en matière de propriété et de structure politique, ainsi que la continuation de la guerre, le paysannat aspire à des changements fondamentaux dans les rapports de propriété, à la démocratisation du gouvernement ~t à la fin des hostilités. Pour peu que la bourgeoisie lui barre le chemin, le paysannat risque fort de recourir à la violence : De telles difficultés ne peuvent être surmontées que par une dictature social-révolutionnaire prolongée (par tt social-révolutionnaire », il n'y a pas lieu d'entendre une sorte de sauvage, mais simplement un homme politique qui ne se soucie guère du caractère sacro-saint de la propriété foncière privée - idée d'ailleurs encore jeune en Russie). Les personnalités à la hauteur d'une telle tâche existent-elles ? Je l'ignore. Mais leur pouvoir ne pourrait durer que si la paix est conclue au plus tôt. Car c'est seulement la paix qui ramènera les paysans dans le pays et qui les rendra disponibles 12 • L'intelligentsia démocratique se trouve ainsi prise comme dans un étau entre la bourgeoisie et le paysannat, chacun ne songeant qu'à une dictature, mais pas à la même. Pour Weber, il est peu vraisemblable que la troisième des grandes forces en présence, le prolétariat industriel, puisse servir la cause démocratique, parce que ses intérêts, essentiellement antipaysans, le font dépendre de la bourgeoisie ; les ouvriers pourront obtenir davantage d'un régime fondé sur la classe moyenne que d'une assemblée constituante dominée par le paysannat. L'analyse de Weber l'amène à conclure qu'à la mi-avril 1917, la Russie n'a pas subi une véritable révolution : «Ce qui est arrivé jusqu'ici n'est pas une " révolution" mais la simple " élimination" d'un monarque incompétent 13 • » Dès que la bourgeoisie aura obtenu des crédits étrangers suffisants, on peut s'attendre à l'éviction des libéraux du gouvernement et à la fin de tout le trompe-l'œil démocratique. Ainsi, à moins d'un nouveau bouleversement, la politique fondamentale de la Russie restera sans doute ce qu'elle était avant 1917. La guerre doit donc continuer sans répit, sans relâchement suscité par de vains espoirs en la «révolution» ou la « démocratisation» de la Russie. Weber met tout particulièrement en garde les dirigeants de la social-démocratie allemande qui risquer:.ient à cet égard de se laisser tromper par les apparences, ce qui le conduit à donner au mythe du « coup de poignard dans le dos» une formulation précoce : ... l'at.titude des dirigeants socialistes russes repose sur un postulat fondamental, à savoir qu'en ce moment 12. GPS, p. 117. (Weber envisage ici l'éventualité d'une dictature socialiste-révo·utionnaire, plutôt que socialdémocrate.) 13. Ibid., p. 120. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL même - tandis qu'une armée de nègres, de gourkhas, toute la racaille barbare de la terre, est massée à nos frontières, à moitié folle de fureur, assoiffée de vengeance, brftlant du désir de mettre le pays à feu et à sang - la social-démocratie allemande se laissera quand même aller au jeu de dupes que lui propose la ploutocratie de la Douma russe, et attaquera de l'arrière le moral de l'armée, qui nous protège des sauvages ... Il est essentiel que la classe ouvrière allemande sache à quoi s'en tenir, et sache aussi pourquoi il ne fait aucun doute qu'il n'existe pas en Russie de « démocratie» authentique. Avec une Russie vraiment démocratique, nous pourrions conclure à tout moment une paix honorable. Avec la Russie actuelle, cela nous est probablement impossible, car ses dirigeants ont besoin de la guerre pour maintenir leur pouvoir 1 ,.. On constate sans peine que Weber reprend ici les arguments qu'il avançait naguère, lorsqu'en ~ 1906 il s'interrogeait sur les perspectives d'avenir du libéralisme russe. En 1917 comme dix ans plus tôt, il soutient que les chances d'instaurer en Russie une démocratie véritable sont faibles, en raison de l'opposition entre ceux qui en possèdent les moyens et ceux qui, pour des motifs d'ordre matériel ou idéologique, y ont intérêt. En novembre 1917, c'est la chute du gouvernement provisoire et le passage du pouvoir aux mains d'un petit groupe d'intellectuels extrémistes, s'appuyant sur une partie du prolétariat industriel et de l'armée, et non sur le paysannat, contrairement aux prévisions de Weber. Celui-ci exposera ses vues sur le nouveau régime bolchévik dans deux circonstances différentes : une première fois en février 1918, dans un article de journal consacré à la situation politique en Europe, puis en juillet de la même année, au cours d'une conférence sur le socialisme, prononcée à Vienne devant un groupe d'officiers 15 • Pour lui, le régime bolchévique est une « pure dictature militaire » de caporaux : Il est absurde de -faire croire que derrière ce régime [le régime bolchévique] se dressent des masses prolétariennes animées par la « conscience de classe », des forces ouvrières comme il en existe en Occident. Non, ce régime s'appuie sur un prolétariat de soldats. Cela tire à conséquence. Quels que soient les buts poursuivis par les littérateurs de Pétersbourg, ce qu'attendent et revendiquent en premier lieu les soldats qui composent leur force de frappe, ce sont les récompenses, le butin ... Les gardes-rouges bien payés n'ont aucun intérêt à la paix qui les priverait de leurs gains. N'y ont pas davantage intérêt les soldats qui, sous prétexte de « libérer » l'Ukraine, la Finlande et d'autres régions, forcent les portes et (comme en Russie proprement dite) lèvent triput. La seule autorité procédant d'une élection démocratique - au moins dans la forme, - l'Assemblée constituante, a été détruite par la force. Et cela non en raison d'une importante divergence de vues, puisque la plus forte partie de cette assemblée s'était prononcée en faveur du maintien de l'armistice et de la poursuite 14. Ibid., p. 124. 15. « lnnere Lage und Aussenpolitik », in Frankfurter Zeitung, 3 février 1918, réimprimé dans GPS, pp. 323-36; Der:So~ialismus, Vienne 1918.

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