148 constitutionnel». Ce terme, Weber ne l'applique d'ailleurs pas seulement à la Russie, mais à l'Allemagne contemporaine 4 : il désigne en effet le régime où la population, si elle est représentée par des partis à l'assemblée, participe non au pouvoir réel, mais seulement à son décor. Les dispositions de 1906 ont, selon Weber, deux effets importants et durables : accroissement du pouvoir de la bureaucratie, diminution de celui de la couronne. Le régime russe antérieur à 1905 n'était autocratique que de nom : en fait le pays était divisé en nombreuses satrapies en lutte les unes contre les autres et contre le tsar. Le système, par son inefficacité même, offrait maintes possibilités d'échapper aux griffes de l'administration 5 • Le mrui..ifested'Octobre met fin à cet état de choses; désormais un ordre nouveau succède à la confusion des pouvoirs, aux conflits de compétence, à la diversité des appareils administratifs autonomes, à la concurrence des institutions : l'administration centralisée propre à la bureaucratie moderne. Coiffée par le premier ministre et le conseil des ministres - « ce puissant trust des intérêts bureaucratiques », - tous deux entièrement indépendants de la Douma, la bureaucratie s'est implantée solidement entre le monarque et son peuple. Le tsar n'a conservé que des droits de veto ; et en toute matière administrative il est tombé sous la dépendance de l'organe ministériel, qui a rassemblé tous les fils du pouvoir réel. Ainsi, la Constitution de r 906 équivaut en fait à « la rationalisation bureaucratique définitive de l'autocratie dans toute la sphère de la politique intérieure» 6 , c'est-à-dire au passage du pouvoir de la couronne à la bureaucratie. Si le tsar avait permis la création d'un véritable régime parlementaire, il aurait pu conserver une autorité plus grande, parce qu'il se serait trouvé en mesure de contraindre la buïeaucratie à se ranger à ses côtés pour faire pièce au législatif. En privant la Douma de toute autorité, il a cédé aux fonctionnaires le pouvoir politique qu'il a refusé à la nation dans son ensemble. Le principal perdant, en fin de compte, est le tsar : ... comme « l'hypocrisie est l'hommage du vice à la vertu n, ainsi la codification explicite d'un pseudoconstitutionnalisme aussi profondément inauthentique est un hommage non moins dégradant rendu par l' « idée » d'autocratie au principe constitutionnel ; à la longue, cela nuit, non au respect dû à ce principe, mais à l'autorité de la couronne 7 ... Les dispositions constitutionnelles de 1906, soutenues seulement par la bureaucratie et la partie 4. J.-P. Mayer: Max Weber and German Politics, Londres [1944], p. 47. 5. Vue empruntée à A. Leroy-Beaulieu : L'Empire des tsars et les Russes, Il, pp. 77-81 ; ce que reconnaît Weber dans W & G, Il, p. 672. 6. Scheinkonstitutionalismus, p. 228. Voir l'allusion au rôle de Bismarck en Allemagne, W & G~ II, p. 672, 7• Jlnd.1 PP· 249-~o, BibliotecaGino Bianco '--,-._----- LE CONTRAT SOCIAL la plus fortunée de la bourgeoisie, rejetées par toutes les autres classes, doivent aboutir à un conflit entre le régime et la société, à la guerre civile à l'état chronique. Les recherches de Weber l'ont ainsi convaincu qu'il est vain d'attendre de la Russie l'élaboration de nouvelles formes de civilisation. Sa vision de la naissance, en terre russe, d'une « culture libre sur un terrain vierge» - encore qu'il n'ait jamais précisé comment elle surgirait - était sans fondement. En Russie comme ailleurs, le pouvoir passe aux mains de la bureaucratie. Les événements de 1905-06 indiquent que le pays est entré à son tour « dans la voie du développement spécifiquement européen ... » 8 • Mais alors qu'une telle perspective serait de nature à enflammer le courage de maints amis de la liberté russe, il en va tout autrement pour Weber, selon lequel il ne saurait y avoir de liberté, dans les conditions du monde moderne, qu'en dehors de la culture européenne. Déçu, Weber cessera d'étudier la politique russe. Désormais, ses vues sur la Russie seront de moins en moins influencées par des considérations culturelles et philosophiques, de plus en plus imbues de nationalisme. S'il est injuste, certes, de taxer Weber de « russophobie » 9 , il n'en est pas moins vrai qu'à partir de 1906, il manifestera une tendance à juger la politique intérieure et extérieure de la Russie en fonction de son incidence sur les intérêts allemands. Cela le conduira à adopter - du moins en matière politique - une position antirusse. Weber exposera en détail les raisons de son changement d'attitude dans une conférence faite en octobre 1916 et intitulée « L'Allemagne entre les puissances 1nondiales européennes » 10 • Il n'a cessé de critiquer la politique étrangère de Guillaume II, lui reprochant de manquer de réalisme, d'imposer à l'Allemagne des tâches que sa situation géopolitique particulière lui interdit de remplir. Dans sa conférence de 1916, Weber poursuivra sa critique, attirant l'attention, en termes aussi clairs que le permet la censure du temps de guerre, sur les conséquences désastreuses que la continuation d'une telle politique pourrait entraîner pour l'État allemand. Résumons sa thèse principale. L'Allemagne est la seule puissance mondiale située au centre d'un continent et environnée d'autres puissances mondiales. Il lui faut donc nécessairement des alliés ; l'Allemagne est le seul État engagé dans la politique mondiale qui ne puisse se dispenser de l'aide, ou tout au moins de l'amitié, d'autres puissances mondîales. Dans cette quête aux alliés, l'Allemagne a le choix entre l'Ouest et l'Est, à l'ouest l'Angleterre et la France, à l'est la Russie. Puisque telle est 8. Max Weber : Zur Lage der bürgerlichen Demokratie in Russ/and, Beilage, Archiv für Sozialwissenscha/t und Sozialpolitik, XXII (1906), p. 349. 9. Comme le fait Mayer, op. cit., p. 26. 10. « Deutschland unter den europaischen Weltmüçhten »1 in Hilf e, Berlin, 9 nov. 1916,
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