MAX WEBER ET LA RUSSIE II par Richard Pipes PLUSIEURS MOIS après la publication de son premier essai sur la Russie, Weber en publie un second, plus long, sur le même sujet : « Passage de la Russie à un régime pseudo-constitutionnel» 1 • Ayant, dans sa première étude, ,abordé la vie politique russe au point de vue du développement des forces libérales, il va maintenant analyser, conscient de la faiblesse des libéraux, le fonctionnement du régime tsariste, afin d'évaluer la possibilité d'une transformation par en haut (et non plus par la base), qui ferait de la Russie une démocratie parlementaire de type occidental. Le ton est cette fois plus froid, plus détaché, plus professionnel. C'est l'œuvre d'un homme qui, déçu dans ses grandes espérances, examine l'ensemble de son sujet sine ira et studio. La clef du comportement du gouvernement tsariste pendant la révolution de 1905, et la raison des concessions octroyées dans le manifeste d'Octobre et promulguées par les lois fondamentales, résident, selon Weber, dans la dette étrangère de la Russie : On ne saurait comprendre la conduite du gouvernement russe sans tenir compte d'une donnée essentielle : la Russie est un État débiteur. Il est tout à fait exact de soutenir avec les réactionnaires que les cc Juüs » ont extorqué, filouté ou machiné la Constitution russe; mais ces Juifs ne sont naturellement pas les malheureux reclus des ghettos, opprimés et outragés, mais leurs cousins parfois anoblis de la haute finance [en français dans le texte] de Berlin et de Paris, qui contrôlent les cours des fonds d'État russes 2 • Pour rassurer ces créanciers étrangers, chez qui les troubles de 1905 ont provoqué la panique, le tsarisme doit introduire un semblant de régime I. Russlands Uebergang zum Scheinkonstitutionalismus, Beilage, Archiv für Sozialwissenschaft •Und Sozialpolitik, XJÇIII, n° 1 .(1906), cité ci-clessous Sçl,eir,ko,,stitut.io'l(l/ismus. 2. Ibid., p. 170. Biblioteca Gino Bianco - constitutionnel et aboutir à une sorte de com• promis avec la bourgeoisie. L'objet principal de ces mesures est de donner au dehors l'impression de la stabilité interne et de l'ordre, et de favoriser ainsi l'afflux des crédits et des investissements étrangers. Mais en réalité, le régime tsariste n'a nulle intention d'accorder à ses sujets les moindres droits civils et politiques; dans l'ordre intérieur, il se soucie avant tout de maintenir les pouvoirs étendus de l'appareil policier. Ainsi s'impose une politique à deux faces : à l'extérieur, le gouverne• ment russe se conduit en monarchie constitutionnelle; à l'intérieur, il maintient le régime traditionnel, caractérisé par le pouvoir arbitraire de la police. Le principal sujet de l'essai de Weber est l'analyse de la Constitution de 1906 à partir de ces prémisses. Il étudie celle-ci d'un double point de vue, théorique et pratique, s'attachant à montrer comment le nouveau système est censé fonctionner et comment il fonctionne effectivement. Il examine en détail les attributions du nouvel organe ministériel et celles du pouvoir législatif, la loi électorale et le rôle de la bureaucratie ; ce qui lui permet de relever les diverses restrictions ainsi que les dispositions échappatoires permettant aux forces antiparlementaires de réduire l'opposition à l'impuissance. Les conclusions de Weber ont été en grande partie confirmées par les événements : carence de la Douma, incapable d'affirmer son autorité; maintien de l'arbitraire policier; absence d'un véritable cabinet ministériel. Pour Weber le nouveau régime n'est pas authentiquement constitutionnel puisque le pouvoir n'y est pas partagé entre l'exécutif et un parti politique dominant le parlement. Un tel partage constituant aux yeux de Weber le trait caractéristique de tout régime constitutionnel 3 , le sys~èmerusse est en réalité « pseudo3. Max Weber : Wirtschaft und Gesellschaft, Tübinicn 1947, (t1tr~ abrégé : W & G), 1, p. 17~.
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