Débats et recherches MARXISME ET SOCIALISATION par Lucien Laurat O . N SAIT QUE la théorie économique marxiste a subi, après Marx et Engels, une évolution faite de corrections, d'adaptations et d'apports, même en Russie avant Staline 1 . Le Capital financier d'Hilferding et L' Accumulation du capital de Rosa Luxembourg, traduits en russe, étaient accessibles à tous ; nombre d'ouvrages de Karl Kautsky, pourtant « renégat » aux yeux de Lénine, et maints extraits des théoriciens socialistes occidentaux figuraient dans toutes les chrestomathies économiques 2 • Les économistes marxistes se préoccupaient avant tout des nouveaux phénomènes observés au xxe siècle : l'expansion impérialiste, les structures modifiant la répartition des revenus analysée par Marx, les problèmes de la socialisation, notamment celui de la nep soviétique, phénomène particulier et insolite. DÈS 1902, à une époque où la socialisation n'était encore qu'un objectif dans l'avenir indéterminé, Kautsky en précisait les principes et les modalités 3 ; il le fit à nouveau après 1918, lorsque la réalisation devint possible, voire imminente 4 • Il vaut de résumer ses idées maîtresses, ne seraitce que pour montrer à quel point elles s'opposent à tout ce que la propagande communiste présente aujourd'hui comme du « marxisme ». 1. Cf. Contrat social, sept. 1959. 2. Un seul exemple : un recueil d'études ( Omo1.my.! problémy polititcheskof ikonomii), publié à Moscou en 1925, consacre 297 pages sur 515 à des écrits de marxistes non communistes (dont 96 de Karl Kautsky, 79 d'Hilferding, 51 d'Otto Baucr). 3. K. Kautsky : La Rivolution sociale (trad. française, Paris 1912). 4. Cf. l'ouvrage qui condense l'essentiel de sa pcns~c, publi~ en 1922 : La Rlvolution pro/icarienne et son pro1ramme (trad. fr., Paris 1925). Biblioteca Gino Bianco Partant de la thèse générale de Marx suivant laquelle le capitalisme, par la concentration, prépare lui-même la transition à un mode nouveau et supérieur de production, Kautsky constate que toutes les branches de l'économie ne suivent pas ce mouvement à un rythme égal; certaines en sont à un degré d'organisation permettant une gestion collective, alors que d'autres, sans parler de l'artisanat et des exploitations paysannes, demeurent dans une dispersion telle que la gestion collective pourrait se révéler plus onéreuse que les pertes dues à la libre concurrence. D'où cette première conclusion : la socialisation ne saurait se concevoir, au début, que pour un secteur assez limité de l'économie. Rappelons que le marxisme n'a jamais envisagé que la socialisation de la propriété capitaliste suffisamment concentrée; une socialisation de l'artisanat, y compris les entreprises agricoles individuelles, n'avait nullement été prévue, ni à plus forte raison prônée, par le marxisme 5 • Si ·1a socialisation ne peut s'opérer que graduellement, à mesure que les différentes branches accèdent à la « maturité » requise, deux impératifs s'imposent de manière absolue ; 1, la transition doit s'effectuer pacifiquen1ent, sans violence ni guerre civile ; 2, les expropriés doivent être indemnisés équitablement. Dans un climat de violence, les capitalistes épargnés par la socialisation s'abstiendraient de poursuivre leur activité, alors que nul ne pourrait encore les remplacer. A fortiori cesseraient-ils de produire ou de commercer si de véritables spoliations leur laissaient prévoir un sort analogue. En même temps, Kautsky soulignait le caractère indispensable de la maturité intellectuelle et matérielle des travailleurs appelés à prendre la 5. Cf. K. Kautsky : La Q11esrion a,raire (éd. allemande, 1898; trad. fr., Paris 1900),
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