104 succession des anciens propriétaires. Il insista encore bien davantage sur ce point après 1918 lorsque, membre de la commission de la socialisation de la République de Weimar, il put constater dans la pratique l'extrême complexité des problèmes à résoudre et observer que les difficultés rencontrées par le régime bolchévique confirmaient ce qu'il avait écrit depuis le début du siècle 6 • Ces idées étaient partagées par tous les théoriciens marxistes, à l'exception des bolchéviks. Ajoutons . que tous nourrissaient une méfiance caractérisée à l'égard de l'État en tant qu'agent économique et, partant, à l'égard de l'étatisation, méfianceque même un socialiste de gauche comme Otto Bauer exprime, en 1919, en ces termes sans équivoque : · Le gouvernement administrerait mal l'industrie socialisée, car personne n'administre les exploitations industrielles plus mal que l'État. Aussi, nous autres socialistes, n'avons-nous jamais réclamé l'étatisation, mais la socialisation de l'industrie 7 • Tel est aussi l'avis de K. Kautsky : La bureaucratie d'État, écrit-il en 1922, n'est qu'un instrument du pouvoir, non un appareil économique, et nous devons la reléguer le plus possible à l'arrière-plan, non seulement en politique, mais surtout en économie. Ce que nous devons réclamer, c'est la socialisation des moyens de production, ce qui, pour les plus importants d'entre eux, signifie la nationalisation de la propriété, non la direction de leur exploitation par la bureaucratie d'État. A celle-ci les travailleurs doivent s'opposer, parce que le socialisme doit être pour eux l'affranchissement, non l'esclavage. Là où nous possédons déjà des exploitations d'État, nous devons nous préoccuper de les soustraire à la bureaucratie tout en les laissant propriété d'État 8 • OBSERVATEAUTRTENTIdFes choses soviétiques, Kautsky devient de plus en plus catégorique à mesure qu'il s'instruit de l'expérience qui confirme si largement ses précédents avertissements. Dans un ouvrage publié en 1929 - donc écrit à l'époque de la nep, quand l'étatisation totalitaire de Staline n'était pas encore commencée - il s'exprime ainsi : L'étatisation de l'industrie ne saurait signifier qu'une chose : les entreprises de la grande industrie capitaliste destinées à être socialisées, dans la mesure où il ne vaut 6. En rappelant les capitalistes expropriés comme « spets » (spécialistes) à la tête de leurs entreprises ruinées par la gestion inexperte des communistes et en leur octroyant des traitements princiers, Lénine dit que la classe ouvrière doit payer une « taxe d'apprentissage». Il confirmait ainsi les avertissements que Kautsky n'avait cessé de prodiguer. 7. Otto Bauer : La Marche au socialisme, p. 18. 8. K. Kautsky : La Révolution prolétarienne et son programme, pp. 317-18. C'est Kautsky qui souligne. - A noter que d'après le nouveau programme du parti socialiste autri- . chien, adopté en 1958, il faut aller au-delà des nationalisations étatiques, réalisées après la guerre, pour aboutir à une socialisation authentique. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES pas mieux les faire exploiter par des communes ou par des coopératives, deviendront propriété de l'État. Ce qui ne veut pas dire qu'elles seront gérées par la bureaucratie étatique traditionnelle 9 • Il allait de soi pour Kautsky comme pour tous les théoriciens marxistes, à l'exception des bolchéviks, que la socialisation ne pourrait intervenir que dans des pays se trouvant à la pointe de l'évo1ution industrielle (de même qu'elle ne pourrait, dans chaque pays, affecter que les branches les plus évoluées et les plus centralisées), ce qui impliquait évidemment un niveau fort élevé, tant moral qu'intellectuel, de la population laborieuse. Un pays arriéré entreprenant de « construire le socialisme» lui apparaissait comme une monstruosité 10 • Un pays engagé le premier dans la voie du socialisme était donc censé jouir d'un niveau supérieur aux autres, tant sous l'angle technique que sous celui de la conscience, de l'instruction et du niveau de vie des travailleurs. A plus forte raison ce niveau de vie devait-il pouvoir s'élever à la suite de la socialisation. Mais sachant à quel point la guerre avait entamé les forces productives et démoralisé la classe ouvrière, en Russie et dans toute l'Europe, Kautsky crut devoir lancer cet avertissement : Si les travailleurs d'une société socialiste en prenaient tellement à leur aise que la productivité de leur travail en souffrit, cette prise en considération exclusive des producteurs ne tarderait pas à être cruellement punie ... Forcément il arriverait à la fin que les travailleurs, ou du moins une grande partie d'entre eux, se trouveraient dans l'État socialiste, malgré la suppression de l'exploitation par le capital, en plus mauvaise posture comme consommateurs que dans l'État capitaliste, l'exploitation fût-elle même aggravée dans celui-ci. La république socialiste perdrait ainsi tôt ou tard sa vitalité 11 • Qui pouvait prévoir les barbelés et les miradors par lesquels les pays «socialistes» empêchent leurs sujets de s'enfuir vers le monde capitaliste, où d'ailleurs l'exploitation s'atténue depuis un quart de siècle? Dans tous les écrits marxistes traitant de la socialisation, on trouve le constant souci d'améliorer le sort du consommateur. A première vue, cette conception semble en contradiction avec les vues de Marx, qui définissait le plus souvent la société nouvelle comme le régime des «producteurs associés». Mais la contradiction n'est qu'apparente. Le socialisme n'étant réalisable, selon Marx, qu'au terme de l'évolution capitaliste, lorsque l'immense majorité de la population sera composée de salariés, la catégorie 9. K. Kautsky : Die materialistische Geschichtsauffassung, t. II, p. 525. 10. Les bolchéviks eux-mêmes pensaient comme lui. En quittant 13.Suisse en avril 1917, Lénine écrivait dans une Lettre d'adieux aux ouvriers suisses : « La Russie est (... ) l'un des pays les plus arriérés d'Europe. Le socialisme ne peut y vaincre directement tout de suite. » En juin 1921 encore., dans son discours au 3e congrès de l'i. C., Lénine déclarait : << Nous nous rendions compte [en octobre 1917) que sans l'appui de la révolution internationale la victoire de la révolution prolétarienne était impossible. » II. La Révolution prolétarienne et son programme., p. 233.
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