L. SCHAPIRO RIEN N'INDIQUE un désir d'expliciter les crimes abominables de Staline. La brutalité de la collectivisation est imputée à des subordonnés trop zélés, vite rappelés à l'ordre par le Parti. La lutte terrible des années 30 est louée comme correcte en principe. Tout en concédant que le «culte de la personnalité » - et, pour faire bonne mesure, la néfaste influence de Béria et de léjov - poussa Staline à des répressions excessivescontre d'anciens adversaires politiques déjà vaincus et même contre d'innocents membres du Parti, !'Histoire prétend imperturbablement que toutes les victimes ont été « pleinement réhabilitées ». Pas un mot sur les procès de 1936-38. Une phrase pourtant, imprimée en italique dans le passage concernant le xx.e Congrès, semble reconnaître tacitement les horreurs du passé : elle souligne que la résolution sur le «culte de la personnalité » avait pour but d'empêcher que «de tels faits se reproduisent jamais dans le Parti et le pays ». Reste à savoir si le lecteur soviétique est convaincu par ces assurances venant de ceux qui contribuèrent eux-mêmes à ces «faits ». On peut se demander en effet si l 'Histoire peut emporter la conviction des lecteurs soviétiques les plus avertis qui, à la différence des anciens lecteurs du Précis, ont maintenant un accès limité aux sources documentaires (comptes rendus de congrès, œuvres de Lénine hors de circulation jusqu'à présent, etc.) et qui, dans certains cas, peuvent même connaître des documents publiés à l'étranger. Mais il est douteux que le but principal de cette Histoire soit de convaincre. L'objet en est plutôt de jeter consciemment un voile sur les réalités désagréables du passé et de regarder vers l'avenir ; en même temps elle tente d'offrir une histoire cohérente, fondée sur des «preuves», qu'on doit accepter comme argent comptant, de l'ascension inéluctable du Parti déterminée par la marche de l'histoire. C'est l'histoire d'une réussite dont «le Parti» est le héros, un parti qui a toujours raison, qui est toujours là pour corriger les erreurs des individus, qui est le seul à savoir reconnaître le droit chemin du progrès. Cette exaltation du rôle du Parti - car Staline était le seul vrai héros du Précis - explique la place démesurée que consacrent les auteurs à dénigrer et minimiser le rôle des menchéviks, sans égard aux faits historiques. Les menchéviks étaient les agents de la bourgeoisie, ils n'ont jamais constitué un parti révolutionnaire, ils ont trahi la révolution dont ils voulaient détruire les conquêtes, et ainsi de suite. Le livre prétend même que le procès et la condamnation, en 1931, d'un groupe d'anciens menchéviks, sur des «preuves» aussi peu convaincantes que celles qui furent produites contre les accusés communistes aux procès de 1936-38, étaient justifiés. Les auteurs de l' Histoire ont évidemment à cœur de détruire l'idée que les réalisations de la société soviétique, dont le Parti s'attribue le mérite, étaient possibles sans la sévère répression et les BibliotecaGino Bianco 95 énormes sacrifices imposés, contre lesquels les menchéviks protestèrent aussi longtemps qu'ils le purent. * )f )f DANS LES PREMIÈRES ANNÉES après la révolution, les menchéviks soutinrent des principes marxistes tels que le contrôle ouvrier de la production et la démocratie dans le Parti. A l'époque, ces principes ne correspondaient à rien, aucune condition n'existant en Russie qui eût un rapport même lointain avec ce que Karl Marx a jamais envisagé. Le prolétariat était une faible minorité arriérée, le Parti une minorité encore plus réduite qui gouvernait par la force malgré l'opposition de toute la nation. Mais aujourd'hui l'idéal menchévique d'un véritable gouvernement des ouvriers pourrait ne pas paraître tellement hors de propos. La classe ouvrière est mieux éduquée et le pouvoir du Parti, s'il n'est pas populaire, a du moins recueilli dans le pays une certaine acceptation, inconcevable sous Staline. Il est possible qu'une tendance à des pratiques plus démocratiques, dans le Parti et au-dehors, soit précisément l'objectif de la nouvelle Histoire, laquelle prête une attention disproportionnée à des adversaires politiques qu'on aurait pu croire oubliés. Bien entendu, pour le communiste étranger l'enseignement est clair : le premier ennemi reste le social-démocrate. Mais pour le lecteur soviétique aussi, l' Histoire constitue un avertissement : le premier commandement demeure la soumission absolue à la volonté des hauts dirigeants du Parti, telle qu'elle est transmise par l'appareil. Malgré tout, c'est le Parti comme entité que glorifie la nouvelle Histoire. On y voit peu de signes d'idolâtrie à l'adresse du premier secrétaire Khrouchtchev. Il est cité parmi d'autres comme héros de la guerre civile et de la deuxième guerre mondiale et l'équipe des rédacteurs lui rend pleinement hommage pour avoir liquidé le « groupe antiparti » en juin 1957. L'exposé de ce dernier incident (conforme à la discussion au XXIe Congrès en janvier 1959) ne laisse aucun doute quant au fait que le péché majeur du « groupe antiparti » était d'avoir voulu évincer Khrouchtchev du secrétariat. Il n'est cependant rien dans l' Histoire qui ressemble à un nouveau «culte de la personnalité». Que le Parti ait remplacé l'indiviàu comme héros de l'histoire soviétique est peut-être un bien. Mais l' Histoire ne représente aucun progrès sur le Précis quant à l'appréciation franche des forces et des faiblesses de son propre passé, ce qui est la marque d'une société politique adulte. Comme le Précis, la nouvelle Histoire vise à remplacer les faits par des formules frappantes et non à consigner la vérité historique. Voilà pourquoi la mise à l'écart des savants les plus objectifs de Questions d'histoire en 1957 a été le préliminaire indispensable à la plus récente ~ntrepris~ du Parti en matière d'historiographie 1mag1nat1ve. (Traduit de l'anglais) LEONARD ScHAPIRO.
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