4 dans l'œuvre immense de Marx, on découvre en effet deux ou trois phrases à ce sujet. Rien ne prouve que leur auteur ait eu raison d'improviser de la sorte, d'ailleurs sans prendre la peine d'élaborer plus avant, ni que Lénine n'ait pas eu tort d'en faire un dogme, alors qu'au contraire tout indique des concepts différents dans une même formule. Mais les deux ou trois phrases incessamment ressassées finissent par fonder un semblant de «théorie» dans l'acception pédante chère aux marxistes-léninistes. Quant à la pratique, elle dispense de discuter la théorie, car elle corrobore au-delà de toute attente la prévision de Trotski exprimée dès 1904 : la prétendue dictature du prolétariat n'est en réalité qu'une « dictatur~ sur le prolétariat». Lénine avouera même que l'omnipotence de son parti était aux mains d'une «oligarchie». Que Trotski, devenu après· Octobre «bolchévik-léniniste» à son tour, ait regretté sa clairvoyance de jeunesse ne change rien à l'évidence. Théoricien de la dictature du prolétariat, plus exactement de la dictature de son parti sur le prolétariat et d'une «oligarchie » sur le tout, Lénine est crédité de plusieurs idées connexes, soit simples redites comme «l'hégémonie du prolétariat », soit audacieusement trompeuses comme «l'alliance du prolétariat et des paysans pauvres», dont on sait comment elles se sont traduites en massacres dans la vie soviétique. Il aurait aussi« découvert» les soviets comme« forme étatique de la dictature du prolétariat» et «type supérieur de démocratie ». Enfin lui revient le mérite d'avoir doctriné «la transcroissance de la révolution démocratique bourgeoise en révolution prolétarienne socialiste». Il n'y a rien de vrai dans tout cela : loin de découvrir les soviets, Lénine leur a d'abord été hostile, a changé plusieurs fois d'avis à leur égard, a su les utiliser au bon moment pour s'emparer du pouvoir, les a· vidés enfin de leur substance initiale et privés de valeur représentative pour en faire des instruments de l'absolutisme communiste, dit «type supérieur de démocratie » par antiphrase. Quant à la << transcroissance » d'une révolution à l'autre, que Lénine appelle parfois «révolution ininterrompue », elle équivaut à la «révolution permanente» tant reprochée à Trotski et finalement adoptée par Staline sous des pseudonymes léninistes, en contradiction, mais cohabitation, avec une ;;iutrethéorie apparemment incompatible, celle du «socialisme dans un seul pays». Autre «découverte » de Lénine, « la loi du développement inégal du capitalisme», banalité s'il en fut, mais d'où découlerait la perspective d'instaurer le socialisme dans un seul pays, pour commencer la « révolution mondiale ». Il a fallu aux communistes beaucoup de chance pour trouver dans les œuvres pléthoriques de Lénine deux ou trois phrases à ce sujet, mais elles y sont. Magister dixit : Lénine a dit. Il a dit aussi et surtout maintes fois le contraire, ce qui a permis aux épigones après sa mort de s'expliquer à Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL grands coups de citations avant de s'entre-tuer au nom des mêmes principes. La vanité de ces disputes ressort de toute observation objective du régime implacable d'oppression et d'exploitation de l'homme par l'homme que Staline et ses héritiers ont osé dénommer «socialisme» 4 • Beaucoup d'autres ingrédients, secondaires, entrent dans la mixture variable du marxismeléninisme dont l'étude comparée des diverses définitions dissuade de prendre trop au sérieux l'ensemble. La Grande Encyclopédie Soviétique, tome 26 de 1954, accordait encore une place considérable au «grand continuateur de MarxEngels-Lénine, le camarade Staline » : il n'_en subsiste absolument plus trace dans l'encyclopédie non moins soviétique et autorisée de 1959. Désormais, Ge sont le xxe Congrès et tous les partis communistes qui «enrichissent» le marxisme-léninisme, ayant purement et simplement supplanté Staline. Ce qu'enseignera la prochaine révision, il serait hasardeux de le prédire. Mais si les caprices de l'histoire réservent la surprise d'une heureuse évolution du régime, certes à longue échéance, on sait bien sur quoi s'appuiera la nouvelle version de la doctrine : sur d'autres extraits de Lénine jusqu'à présent passés sous silence. EN EFFET, innombrables furent les professions de foi démocratiques de Lénine. Depuis ses articles de l' /skra, il a milité en faveur de la démocratie politique complétée par la démo4. La dérision du « socialisme » soviétique a été remarquablement, et involontairement, soulignée par V. Molotov qui, dans une lettre datée du 16 septembre 1955 au Kommounist (n° d'octobre 1955), avoue n'avoir pas remarqué la réalisation du socialisme en URSS jusqu'à cette date et se décide à confesser son erreur. Dans son rapport au Soviet suprême le 8 février 1955, Molotov avait fait allusion aux «bases » du socialisme déjà « construites » en URSS, aux «bases» seulement, alors que dans l'opinion courante des communistes et même des socialistes, ces « bases » existent déjà dans la société capitaliste. Faisant amende honorable après six ,mois de méditation, Molotov s'avise d'une « décision» de la 17e conférence du Parti (1932) selon laquelle les bases du socialisme étaient alors achevées, puis d'une résolution du XVIIIe Congrès (1939) stipulant que l'URSS entrait dans une nouvelle phase, transitoire entre le socialisme et le communisme. Ainsi Molotov, qui fut membre de tous les organes dirigeants du Parti et de l'État pendant quarante ans, qui fut secrétaire du Parti et président du Conseil avant Staline, ne savait pas encore en 1955 que le socialisme était depuis des années un fait accompli dans son pays. Il n'a dû se rendre à l'évidence qu'en septembre 1955 sous la contrainte de luttes intestines au cours desquelles la rétractation d'une « erreur » antérieure lui apparaissait comme une nécessité tactique. Mais ce socialisme que Molotov n'avait pas vu « construit », toute la presse occidentale le connaît, le reconnatt et lui rend des hommages de toutes sortes. 11 faut un bien grand dérèglement de l'esprit que traduit la confusion du langage pour identifier, en URSS et surtout hors de l'URSS, la construction d'usines, de barrages, de prisons et de casernes avec une prétendue «construction» du socialisme.
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