58 méthode, une place à part. Pour décrire la vie sociale en URSS, les auteurs se sont appliqués à analyser opinions, jugements et attitudes d'anciens citoyens soviétiques. Ils ont disposé d'une riche documentation, résultat d'une enquête menée par le Russian Research Center de l'Université de Harvard parmi les réfugiés de fraîche date. Certes, une objection semble s'imposer dès l'abord: les opinions des réfugiés ne représentent pas forcément celles des citoyens restés au pays. Mais les auteurs et leurs collaborateurs du Centre les ont soumises à un examen rigoureux ; les déformations dues à l'impossibilité de sonder l'opinion en URSS même se sont révélées insignifiantes et ont pu être, dans une large mesure, éliminées. Aussi l'ouvrage d'Inkeles et de Bauer, outre qu'il enrichit notre connaissance des réalités soviétiques, représente-t-il une entreprise hardie du point de vue méthodologique. Sur ce plan, son importance dépasse le champ auquel s'est confinée la recherche. En effet, les auteurs réclament à juste titre la primauté, non seulement dans les études russes, mais encore dans les sciences sociales en général, pour leur tentative de décrire systématiquement une société à travers les réactions de ses membres sur leurs propres expériences. Même en ce qui concerne la société américaine, les études ainsi orientées n'ont visé jusqu'à présent qu'à mettre en lumière des phénomènes partiels. Des trois sections entre lesquelles sont réparties les informations (vie quotidienne, rapports entre l'individu et l'État, sources de conflits), la première apporte sans doute le plus d'enseignements. En partant toujours des aspirations éprouvées par le citoyen et des chances qui s'offrent de les satisfaire, tous les aspects de la vie sociale sont soigneusement passés en revue : stratification et mobilité sociales, rémunérations, satisfactions et désagréments découlant de l'emploi, aussi bien que possibilité de se renseigner sur les événements et vie familiale. Le trait le plus saillant du tableau consiste incontestablement dans la rigidité extraordinaire de la hiérarchie des classes. Le phénomène a déjà été maintes fois signalé, il est vrai. Mais l'importance qu'il faut lui attribuer apparaît sous µn jour nouveau lorsqu'il est démontré à l'aide de données chiffrées, par exemple que la place d'un homme dans cette hiérarchie détermine de manière décisive non seulement l'accès de ses enfants à l'enseignement des degrés supérieurs, mais encore la chance qu'ils auront ensuite d'en profiter: parmi les jeunes de même formation scolaire ou professionnelle, la sélection s'effectue surtout en fonction du « rang » social du père. D'autre part, la partie consacrée aux rapports entre l'i~dividu et l'État révèle que, parmi les citoyens n'appartenant pas au personnel politique, l'accep:- tation du régime établi dépend, dans une mesure insoupçonnée jusqu'alors, de la hiérarchie des classes. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Cependant la rigidité de la hiérarchie n'est pas forcément le symptôme d'une structure bien articulée et différenciée. En ce sens la thèse selon laquelle, par ses différences de classes, la société soviétique ressemble de très près aux autres sociétés industrielles modernes, paraît insuffisamment démontrée. On en arrive même à se demander si, dans une société à classes, l'agencement rigoureusement hiérarchique et la structure articulée ne s'excluent pas l'un l'autre. 11 se peut qu'une accentuation artificielle des préséances pallie tout simplement le manque de diversification ; toujours est-il que cette accentuation a été délibérément voulue par un cc appareil » souverain qui lui-même ·se place au-dessus de toutes les classes, quelles qu'elles soient. Cette idée se trouve renforcée lorsqu'on lit, dans la partie traitant des sources de conflits, le chapitre sur les antagonismes de classes. Les ex-citoyens soviétiques se sont montrés très ~ réticents lorsque les enquêteurs les interrogeaient à ce sujet. Plus exactement, ils ont été à peu près unanimes dans leur réponse, absurde du p9int de vue sociologique, qu'il est une cc classe » où l'on gagne plus qu'on ne mérite et dont les intérêts sont opposés à ceux des autres classes : les membres du Parti. En revanche, les témoins tendent à considérer toutes les classes proprement dites - intelligentsia, salariés non manuels, ouvriers, kolkhoziens - comme uniformément mal rémunérées et vivant en bonne intelligence. Fait caractéristique, pour ce qui est du mal occasionné par chaque classe à telle ou telle autre, les témoins de toutes origines sociales ont affirmé que c'est à elle-même que chaque classe a le plus constamment nui. Il y a certes, malgré des tendances communes, bien des nuances dans le tableau ; les auteurs ont parfaitement raison en y découvrant des oppositions. Toutefois leur comparaison des conflits entre classes sociales en URSS et aux USA est faussée dès lors qu'ils font abstraction de l'antagonisme fondamental au sein de la société soviétique. Bien entendu, un vrai sociologue ne saurait traiter les membres du Parti comme. une classe. Il n'en reste pas moins que, interrogés par exemple sur les gains cc excessifs, insuffisants ou à peu près équitables», les excitoyens soviétiques ont répondu quasi unanimement que les détenteurs de la carte du Parti gagnent trop, tandis que la majorité écrasante considérait l'intelligentsia elle-même, sans parler· des autres classes, comme mal payée ; la société américaine ne connaît pas de dichotomie de ce genre. Aussi bien, en dépit de certaines similitudes relevées par les auteurs, les réponses données aux mêmes questions respectivement par les Américains et les Soviétiques nous semblent nettement distinctes. La différence va parfois du simple au triple. Voici par exemple les pourcentages de ceux qui, appartenant aux mêmes couches sociales, affirment que les business lea-
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