Le Contrat Social - anno IV - n. 1 - gennaio 1960

K. PAPAIOANNOU Les classes dans les sociétés orientales ON SAIT que, dans le schéma marxiste, les sociétés orientales sont censées représenter la première des quatre « époques progressives» de l'histoire de l'humanité. Selon cette représentation, il s'agit de sociétés très primitives fondées sur l'agriculture, où le souverain est maître des biens comme de la personne de ses sujets. Aussi, quelle que soit la diversité d'origine et de statut des biens fonciers, ce qui domine et caractérise l'économie terrienne de ces sociétés, c'est l'affirmation pratique et théorique du droit de propriété éminente du souverain. Or le souverain est la personnification de l'État, c'est donc l'État qui est le vrai maître du sol, et c'est de l'État que les possesseurs de la terre sont censés tenir leurs domaines. Selon la définition de Marx, « l'État est ici le propriétaire suprême de la terre. La souveraineté politique est la propriété foncière concentrée à l'échelle nationale. Pour cette raison on ne trouve pas ici de propriété privée du sol» 14 • La conceptionmarxiste du « mode de production asiatique » ou « oriental » ne peut manquer de paraître outrageusement simpliste : groupées sous ce ·vocable embarrassé, des civilisations millénaires aussi différentes que possible, ayant toutes connu des époques «progressives» et régressives et passé par les formes d'organisation économique et sociale les plus variées, se voient englouties dans la nuit de la « substance » hégélienne où toutes les vaches sont noires 16 • La question est de savoir quelle était la classe dominante dans des sociétés fondées sur la propriété étatique des moyens de production. Car il est clair que l'absence de propriété privée ne signifie nullement que ces sociétés auraient ignoré l'exploitation de l'homme par l'homme. Bien au contraire, Marx affirme que par opposition à la forme voilée du surtravail dans le mode de production capitaliste, les rapports de classe étaient simples et transparents dans l'ancienne Asie, où le mode de production était « fondé sur des relations directes de domination et d' esclavage» 16 et où l'État était le principal exploiteur des masses, « le principal détenteur du surproduit» 17 • Mais l'État et la propriété d'État sont des abstractions derrière lesquelles se cachent des collectivités humaines et des relations sociales qu'il faut spécifier. Or Marx, le pourfendeur des «personnifications» trompeuses, semble curieu14. K, III, p. 841. 15. En effet, lorsque Marx parle de l'Asie, il ne fait que c lalciser ,. l'image hégélienne de l'Orient ci substantiel », indifférencié, a-historique. Mais ce qui chez Hegel n,était en fin de compte qu'une erreur d'honnête homme aboutit chez Marx à une bien singuli~re amputation du réel. Ses prétentions c positives » et • scientifiques ,. ne font que mettre davantage en évidence le caract~re proprement mythologique de aa périodiaation de l'histoire. 16. K, I, p. 85. 17. K, III, p. 363. Biblioteca Gino Bianco 19 sement se dérober devant la question de la nature de classe de l'État - « principal propriétaire foncier » 18 • Au lieu de réviser sa conception manchestérienne de la bureaucràtie et de répondre à la question : « Qu'est-ce que la propriété d'État?» par une analyse de l'ensemble des rapports économiques réels 19 , Marx se contenta de généralités. Ou encore, renversant toutes les données historiques, il mit au compte du clergé ce qui constituait la fonction économique la plus évidente de la bureaucratie dans les sociétés orientales. Théocratie ou bureaucratie? EN EFFET, tenu de désigner tout de même la classe qui profitait de l'étatisation des moyens de production, Marx ne cite que la classe des prêtres transformée pour les besoins de la cause en une classe d'« industriels» saint-simoniens : La nécessité de contrôler les périodes du Nil a créé l'astronomie égyptienne et imposé la domination de la caste des prêtres chargée de la direction de l'agriculture 20 • Ainsi donc la domination de la «caste » des prêtres sur la société égyptienne serait due non pas au pouvoir « idéologique » que lui conférait l'intense religiosité populaire, mais à la compétence technique que lui assuraient ses connaissances en astronomie. S'il en était ainsi, les périodes hiérocratiques de l'histoire de l'Égypte auraient dû marquer l'apogée de l'économie égyptienne. Or c'est le contraire qui se produisait chaque fois que les prêtres arrivaient à la prépondérance, sapant l'autorité de l'État et détruisant l'immensemachinebureaucratique sur laquelle reposait la prospérité du pays. Plutôt que d'abandonner ses formules plus ou moins démagogiques sur la bureaucratie «parasitaire », Marx préféra transformer les prêtres d'une religion funéraire en une« caste» de technocrates de l'agriculture. En général, le monde précapitaliste dans son ensemble a voué ses ressources bien plus à l'édification de temples, de tombeaux, de châteaux et de palais qu'au développement des forces productives. La seule classe qui fasse exception, la seule qui ait méthodiquement pensé à l'accroissement de la production, a été la seule classe que Marx s'est refusé à reconnaître en tant que classe : la bureaucratie. Pourtant, il n'est pas difficile de comprendre que l'étatisation de l'économie dans un régime politique despotique donne 18. Selon Wittfogel, Marx aurait passé sous silence le caract~re de classe des sociétés orientales pour ne pas discréditer son programme d'étatisation de l'économie. 19. Pour la c~lèbre pol~que de Marx contre Proudhon, cf. La Mislr, d, la philosophi,, Paris 1946, pp. 138-139. 20. K, I, p. 539, n. 6.

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