Le Contrat Social - anno IV - n. 1 - gennaio 1960

20 automatiquement à la bureaucratie une place prépondérante dans les « rapports de productton ». Le processus de / onctionnarisationde la classe dirigeante qui en résulte est peut-être complètement en dehors du schéma marxiste qui postule une origine purement économique des classes dominantes. En revanche, la différenciation de classe engendrée par la gestion étatique de la production et de la distribution cadre parfaitement avec la conception marxiste selon laquelle les classes se subordonnent les unes aux autres en fonction de leurs rôles spécifiques dans la production. Aussi Boukharine fit-il preuve de plus de fidélité à l'égard de la méthodologie marxiste que Marx lui-même et la plupart de ses disciples lorsque, abandonnant les formules orthodoxes sur l'État parasite, il affirma ouvertement le caractère de classe de la bureaucratie 21 • « Dans l'ancienne Égypte, dit-il en généralisant des jugements valables pour certaines périodes de l'histoire égyptienne, la direction de la production se confondait presque avec l'administration de l'État. La plus grande partie de la production étant celle de l'État (...) le rôle des groupements sociaux dans la production se confondait avec leur situation à l'intérieur de l'administration » : face à la population asservie par l'État, la classe dominante se subdivisait, selon le_principe de la hiérarchie bureaucratique, en « fonctionnaires supérieurs, moyens et inférieurs ». Revenons à Marx : s'il a omis de désigner la classe qui profita de l'étatisation de l'économie dans les sociétés « orientales », on trouve en revanche dans son œuvre quelques rares mais suggestives indications concernant les fondements sociaux dµ despotisme bureaucratique. Quelles sont les conditions qui permirent aux autocrates orientaux de combiner la centralisation absolue du pouvoir politique et la concentration totale du pouvoir économique ? C'est dans la structure même de la « société orientale » que Marx cherchera la réponse à cette question. Structure de la société orientale EN GÉNÉRAL,Marx avait de l'Asie la vision d'une société agraire, traditionaliste, stationnaire, où l'homme est esclave à la fois des conditions naturelles et du milieu social. A l'intérieur de villages isolés, pas de propriété privée, pas même de droits personnels. Aussi l'individu n'avait-il pas de réalité à opposer à la cellule primitive qui formait le cadre pour ainsi dire naturel de son existence et la source de son être. A la base des « vieux organismes sociaux» édifiés sur « les modes de production de la vieille Asie et de l'Antiquité en général », on trouvera donc tout d'abord « l'immaturité de l'homme individuel, qui n'a pas encore coupé le cordon ombilical qui 21. N. Boukharine : La TMori, du matlrialism~ h#torique, Paris, s.d., pp. I$7-I$8, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL l'unit à la communauté primitive» 22 • Et c'est sans doute à cette insuffisance de l'individuation que nous devons attribuer les traits les plus saillants des sociétés orientales, à savoir : caractère primitif indifférencié de leur organisation économique ; absence de classes bourgeoises proprement dites et d'échanges réguliers entre les diverses cellules économiques; pérennité de l'ordre autocratique qui régit la société, du sommet aux couches les plus inférieures ; finalement rôle économique décisif de l'État. La société civile n'existe ici qu'à l'état de , poussière, fragmentée en d'innombrables communes rurales fondées sur une combinaison rudimentaire du travail agricole et du travail artisanal, et fonctionnant comme un système d'économie fermée. Aucun lien de solidarité économique, politique ou nationale n'intègre dans un tout organique la multitude de ces unités villageoises qui « ont restreint l'esprit humain à l'horizon le plus borné qu'on puisse imaginer, en en faisant un instrument soumis de la superstition, un esclave des habitudes traditionnelles, et en le dépouillant de toute grandeur et de toute énergie historique» 23 • D'où le caractère statique, végétatif de ces sociétés enracinées dans le sol, étrangères au temps de l'histoire, soumises au rythme saisonnier de la nature : leur structure fondamentale, dit Marx, « est restée inchangée depuis les temps les plus reculés jusque dans la première décennie du xixe xiècle » 24 • Il manquait ici l'impulsion dynamique que seule une économie citadine développée eût été à même de produire : Dans les modes de production de la vieille Asie et de l' Antiquité en général, la transformation du produit en marchandise ne joue qu'un rôle subalterne (...) Des peuples marchands proprement dits n'existent que dans les intervalles du monde antique, à la façon des dieux d'Épicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaise 26 • Ayant supprimé d'un trait de plume les brillantes civilisations urbaines qui s'épanouirent sur le sol asiatique, Marx verra le Léviathan oriental se profiler sur cette toile de fond. Plus encore : il considérera l'État despotique comme une sorte de couronnement naturel de la société paysanne. 22. K, I, p. 85. 23. Marx : The Future Results of British Dominance in India, in Ausgewiihlte Schriften, Zurich 1934, (titre abrégé : FR), II, p. 667. 24. Ibid. On reconnaît sans peine l'origine hégélienne de ces simplifications outrageuses. Mais Hegel n'était pas tellement infidèle à ses prémisses lorsque, dans sa Philosophie de l'Histoire, il se hâtait d'arriver aux Perses, « premier peuple historique». Or, à en croire Marx, c'est aux Anglais que revient ce mérite : n'ont-ils pas accompli aux Indes « la plus grande et, en vérité, l'unique révolution sociale que l'Asie ait jamais connue »? 25. K, I, p. 85. On retrouve la m!me image dans K, III, p. 362.

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