M. COLLINET sur tout autre et accapare son activité. Il en résulte souvent pour l'individu des sentiments d'anxiété, de peur, d'infériorité, de ressentiment; son état de tension s'accroît et influe sur la vie du groupe 2 • Cela nous semble en l'occurrence d'autant plus évident que la vie de groupe décrite par Whyte est incapable de créer sa propre culture, comme le ferait par exemple une société primitive fermée. Sa « culture » est stéréotypée ; elle est faite d' emprunts extérieurs, s'identifie à la mode du moment et se réduit obligatoirement au niveau marginal le plus bas du groupe. Finalement, un tel groupe ne vivant que d'une cascade de hasards qui fait de ses membres des pions interchangeables, garde malgré sa permanence un caractère artificiel, et malgré sa composition sociale un aspect infantile. D'où la prétention de sociologues comme Moreno à vouloir réaliser une « planification sociométrique» des groupes s'inspirant p!us ?U moins d'une vue idéalisée des anciens p1onruers... Ces sociologues recherchent les formules d'un groupe optimum qui ménagerait la spontanéité de chacun et ne serait plus la cause de troubles affectifs ou de réticences intellectuelles, et auquel l'individu serait par là même mieux intégré qu'il ne l'est dans les groupes réels. Si Moreno parle, comme un disciple de Comte, de l'unité organique de l'humanité et fait de l'homme un atome social, il n'en va pas de même chez Whyte : C'est un acte nuisible, c'est un acte condamnable que d'essayer de faire croire à l'homme de l'organisation qu'il pourrait ne pas y avoir de conflit entre lui et la société. Il y en a toujours eu ; il y en aura toujours (p. 557). Nous sommes donc en présence de deux attitudes, également critiques vis-à-vis de la réalité sociale d'aujourd'hui, mais différentes dans leurs appréciations éthiques. Pour Moreno, l'individu est exclusivement un animal sociable. Tout conflit est d'ordre pathologique, il peut être guéri par des traitements ou des réformes appropriés. Pour Whyte, il existe une nature individuelle irréductible à l'environnement social. De la« morale sociale» d l'insociabilité SI WHYTEfait un parallèle entre l'individualisme conquérant du siècle dernier et le conformisme quelque peu grégaire de nos jours, ce n'est pas eour regretter un passé révolu. Ce temps n'étaitil pas aussi celui de la lutte pour la vie, de la sélection des plus forts, en un mot d'un individualisme antisocial pour ne pas dire inhumain ? N'est-il pas devenu incompatible avec la société moderne sur le double plan organique et éthique ? Aujourd'hui, dans ce que Whyte nomme la 2. J .-L. Moreno : Fondementsde la 1ociom,trie, p. 309. Biblioteca Gino Bianco 15 « morale sociale », se réalise son antithèse : une société proche des anticipations saint-simonienne ou positiviste à l'intérieur de cadres restés libéraux. Par un curieux paradoxe, qui n'est pas une des moindres contradictions de la société américaine, un sentiment de coopération qu' Auguste Comte aurait qualifié d'« altruiste» cohabite avec le plus âpre esprit de compétition. Le solitaire, perdu dans la foule, constitue un anachronisme, voué aux traitements des psychologues ; l'homme actuel ne s'accomplit que dans et à travers le groupe. Il eût enchanté Comte à deux titres : d'abord parce qu'il est entièrement au service de l'entreprise qui l'emploie, ensuite parce que dans ses « pratiques de groupe » il rejette les habitudes de la vieille société militaire. Il n'y a pas si longtemps que l'industrie empruntait à la tradition militaire ses méthodes autocratiques de subordination et de discipline. Aujourd'hui elle se vante d'instaurer « le mode démocratique de conduite du personnel ». Chaque échelon hiérarchique possède, selon Norman Maïer, sa zone de liberté d'action collective décidée par le groupe souverain. Mais cette démocratie, propre aux différents étages de la pyramide administrative, ne fonctionne utilement qu'avec le principe de l'unanimité, car, écrit le professeur Maïer, ce principe englobe implicitement la résolution des contradictions ou oppositions et la détermination d'objectifs communs» 3 • L'unanimité suppose la meilleure adaptation possible des individus au groupe de travail ; l'inadaptation préjudiciable au rendement efficace est une tare que Moreno prétend guérir par ses psychodrames et ses sociodrames..• Dans une société purement fonctionnelle ces pratiques nous semblent préférables à celles qui sont inspirées de l'autoritarisme militaire - fût-il modernisé par Fayol, - même sous le rapport simplement humain. Mais le caractère particulier des groupes techniques limite impérativement les initiatives de leurs membres : une discipline dans l'action leur est indispensable; l'originalité y est répréhensible et, dans la mesure où elle est considérée non comme une opinion objectivement adoptée mais comme une marque psychologique, elle devient un indice fâcheux de non-conformisme intellectuel et moral. En outre, comme l'écrit Maïer dans l'ouvrage cité, « l'autocratie et la démocratie ne différent (...) ~ue parce que l'une restreint la liberté par la libre acceftation des individus et l'autre par la crainte qu ils éprouvent». Les structures libérales modernes ne diminuent pas l'importance des hiérarchies dont l' organizationman est tributaire ; elles ne peuvent prétendre réaliser les virtualités de toute création individuelle car leur nature et leur but s'y opposent. Or, remarque Moreno, « chaque individu souhaiterait incarner beaucoup plus de rôles qu'il ne lui est permis de jouer dans 3. Norman Maicr : Principu d,s relations l,wnai11es, p. 26.
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