194 · l'époque chartiste, l' écrivain réfarmateur Buret disait d'eux : Isolés de la nation, mis en dehors de la communauté sociale et ·politique, seuls avec leurs besoins et leurs misères, ils s'agitent pour sortir de cette effrayante solitude et, comme les barbares auxquels on les a comparés, ils méditent peut-être une invasion 10 ! Ces cc barbares» n'avaient nul désir de se livrer à un nouveau sac de Rome. Sans être tous insensibles aux grandes utopies des socialistes romantiques, ils voulaient d'abord s'intégrer dans une société démocratique, y acquérir des droits politiques et y créer des associations qui eussent fourni à leur liberté d'opinion et d'action une base sociale indépendante de toute propriété des moyens de production. * ,,.,,. LA NOTION historique de cc prolétariat », qui signifie exclusion du corps social, soumission à celui-ci et indigence, disparaît quand l'intégration à une société démocratique a lieu simultanément sur les trois plans politique, social et économique. Ce fut là le but commun des socialistes à leurs débuts, quelles que fussent leurs attitudes pour l'atteindre. S'attaquant à la propriété capitaliste, ils devaient en un siècle lui arracher son caractère de fétiche et son auréole, sans réussir cependant à la détruire dans les· nations industrielles. L'intégration politique et sociale du prolétariat à la société a commencé, en Europe, peu après la secousse révolutionnaire de 1848; elle a tout d'abord revêtu un aspect plus formel que réel, caractérisé à des degrés divers par l'obtention du suffrage universel, de la liberté de coalition et du droit syndical. La manière dont les ouvriers ont obtenu ces différents droits et la chronologie des événements ont une importance considérable pour la compréhension des particularités nationales du processus d'intégration. En France, le suffrage universel a existé avant les libertés syndicales et son caractère foncièrement individualiste en a été accentué. Appliqué à une époque où la classe ouvrière ne pouvait se constituer en force organisée, il en a perpétué l'état de dispersion et provoqué par ses résultats décevants une désaffection qui fut longtemps la caractéristique du mouvement ouvrier. C'est le contraire qui eut lieu en Belgique : les syndicats et les coopératives y ont précédé de plus de trente ans le suffrage universel. Le droit de suffrage y fut une acquisition de la force ouvrière, une conquête difficile et lente d'un parti qui rassemblait la totalité des organisations prolétariennes. Ce parti fut soutenu dans son combat par la vieille tradition communaliste d'indépendance orga- . 10. De la misère des classes lab()rieuscs en Angleterre et en France (1840). · BibliotecaGinoBianco LB CONTRAT SOCIAL nique et morale vis-à-vis du souverain ; sous sa pression, la société libérale se transforma en démocratie. La Suède suivit une évolution parallèle : la ; onquête de la démocratie y polarisa l'activité syndicale et politique des ouvrier§ pendant cinquante ans, à l'issue desquels l'Etat devint leur chose. C'est là incontestablement que l'intégration est la mieux réalisée : d'abord par l' accord du patronat et du salariat, éliminant grèves et lock-out, ensuite par la nature contractuelle des relations sociales qui impliquent fort peu d'interventions autoritaires de l'Etat, enfin par la capacité des travailleurs à créer ce qui leur est nécessaire dans la vie quotidienne. A la jungle du xix0 siècle la Suède a substitué la coexistence pacifique entre des classes ouvertes.· La démocratie y procède de l'équilibre de forces sociales solidement organisées et garantes de la liberté individuelle. En Allemagne, l'intégration a été le fait du prince, c'est-à-dire de Bismarck, et a coïncidé, à une décennie près, avec la naissance d'un prolétariat industriel. Dans les années 60, peu après la suppression des corporations, la liberté de coalition a vu le jour, ainsi que le suffrage universel et les syndicats et partis ouvriers. Vingt ans après, le premier systèI!).e d'assurances sociales y était instauré, dont l'Etat assurait la gestion. Il est apparu par la suite que la classe ouvrière allemande, fortement encadrée, était devenue un des piliers de l'État plutôt qu'un moteur de la démocratie : plus proche de Lassalle que de Marx, cette classe ouvrière n'a jamais cessé de croire à la mission économique et culturelle de l'État, même quand celui-ci n'était pas précisément une émanation de la démocratie. En Angleterre, où l'élite des ouvriers qualiff és pratiqua après 1848 un trade-unionisme paisible, le suffrage universel fut octroyé par un gouvernement conservateur, vingt ans après l'échec assez piteux de l'agitation chartiste. Le mouvement ouvrier, d'abord replié sur lui-même et gardien jaloux des privilèges de métiers, sut s'ouvrir, à la masse ouvrière non qualifiée et · transformer ultérieurement l'État ·en une Providence régulatrice de l'emploi et du niveau de • vie. 11 faut se garder de sous-estimer la période de transition, généralement fort longue, qui sépare le prolétariat des débuts de la révolution industrielle et les classes salariées contemporaines de l'automation. La conquête de droits politiques et sociaux n'a été la plupart du temps que le prologue à l'intégration réelle. Le cas de la France est à cet égard typique. Le syndicalisme n'y est devenu une force permanente qu'après 1936, c'est.;..à-dire un demi-siècle après avoir reçu son existence légale. Entre temps, la lutte de classe n'avait pas désarmé, alimentée à la fois par •les souvenirs de l'épqque révolutionnaire et par les structures figées de la classe ouvrière
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==