M. COLLINET aussi bien que de la bourgeoisie. Un trait remarquable de la situation française est l'ambivalence des sentiments ouvriers vis-à-vis de l'État. La tradition jacobine veut que l'État administratif soit responsable de la sécurité et du niveau de vie des travailleurs; mais la même tradition fait qu'ils considèrent l'État .politique comme un ennemi à qui l'on doit arracher des concessions. Ce trait s'est d'autant plus accentué que l'État est devenu le plus puissant des employeurs en même temps d'ailleurs que le plus inerte; cette situation crée une extrême conf usion dans les rapports entre l'État et ses millions de salariés. Aux États-Unis, cette même période de transition a été démesurément allongée du fait de l'immigration. Il n'y avait guère de prolétariat au sens où nous l'avons défini, à une époque où les ouvriers français dressaient des barricades. L'existence des droits politiques et d'association, la présence de la «frontière» et l'absence de structures aristocratiques en contrariaient la formation. Mais dans la seconde moitié du x1xe siècle, l'immigration a engendré un. prolétariat toujours provisoire mais constamment renouvelé, ce qui suffit à expliquer les extraordinaires difficultés d'organisation des travailleurs américains, soumis en même temps à la pression des émigrants et au « talon de fer )> du capitalisme. Il faut attendre la fin de l'immigration massive, puis la grande crise de 1929 et sa conséquence, le New Deal de Roosevelt, pour voir se dessiner une véritable intégration du salariat dans la société américaine. Le big labor devient une puissance qui équilibre le big business et intervient dans la politique intérieure et extérieure de l'Union. LES CONSIDÉRATIONS précédentes n'auraient aucune valeur si l'on ne tenait pas compte des réalités différentes qui se dissimulent sous l'expression de classes salariées. Au siècle dernier le salariat s'identifiait avec la classe ouvrière et celle-ci avec le prolétariat. L'ouvrier qui alors s'attaquait à la matière pour lui donner forme utile devait avoir le « tour de main », c'est-à-dire une main «pensante» pour paraphraser Spengler. De l'ouvrier moderne on peut dire qu'il a une vue « pensante », dans la mesure où il est le surveillant d'une machine automatique, une macQine qui remplace sa main et même beaucoup d'autres mains. Entre ces deux types d'ouvrier, il y a peu de traits communs, tant dans leurs relations sociales que dans leur dépense énergétique même. En outre, le xxe siècle a vu naître une autre catégorie de salariés, une catégorie] envahissante, à la mesure des progrès industriels : la classe moyenne salariée, qui ne connaît la matière travaillée que dan!il les abstractions du langage, des épures ou des chiffres. Par son genre de vie et souvent par sa position hiérarchique, elle iblioteca Gino Bianco • 195 s'interpose entre les classes ouvrières et dirigeantes et comble la faille qui séparait auparavant prolétaires et possédants. Elle jette un pont entre les deux anciens pôles de la société libérale. Elle élimine une dichotomie originelle et permet ainsi à la démocratie de vivre autrement que dans les textes constitutionnels. Mais si le pôle prolétarien tend à disparaître, le pôle bourgeois s'est métamorphosé aussi. La propriété a perdu son caractère sacré quand elle a cessé d'exprimer par sa seule existence la sécurité et le prestige de son détenteur. Guerres et crises l'ont laminée; elle en est sortie sous l'habit neuf d'une fonction sociale particulière ; à l'instar de toute autre fonction elle doit justifier son utilité et son efficacité. Dans la grande entreprise, elle est séparée de la gestion et s'est dépersonnalisée. Répartie sous sa forme mobilière dans la classe moyenne, la propriété ne suffit pas à en faire une classe oisive. La puissance et le prestige individuels, qui étaient ses attributs naturels et qui règlent la hiérarchie sociale, se trouvent aujourd'hui reportés sur, la fonction exercée, que celle-ci procède de l'Etat, des forces économiques ou même du syndicalisme ouvrier. La puissance d'un leader syndical américain est comparable à celle d'un dirigeant d'un grand trust industriel et cette puissance, ni l'un ni l'autre ne la tient de sa propriété personnelle. En ce sens, on peut dire que la société industrielle tend à se fonctionnaliser. La production de masse exige naturellement une structure fonctionnelle perfectionnée, mais elle exige aussi une consommation de masse dont la nécessité n'est pas davantage contestable. Elle n'est do11c pas compatible avec l'existence d'un prolétariat nombreux, la caractéristique économique de celui-ci étant la sous-consommation. Au x1xe siècle, nous l'avons vu, le prolétariat était exclu du circuit des biens de consommation industriels et Sismondi en avait déduit la surproduction chronique de l'économie capitaliste. Aujourd'hui la demande d'origine ouvrière, stimulée par le crédit, est un régulateur important de l'équilibre économique. Elle témoigne d'une déprolétarisation des salariés qui pourrait être effectivement mesurée par la comparaison des budgets ouvriers à cent ans d'intervalle. Bien que l'alimentation soit maintenant d'une diversité et d'une qualité énergétique très supérieures à celle du siècle dernier, elle n'en correspond pas moins à une fraction sans cesse décroissante du budget ouvrier. Le logement mis à part, le reste du budget représente la participation du salarié à la circulation des biens et services industriels. Ce reste, nul en France vers 1840, est de l'ordre de 60 % dans le budget de l'ouvrier américain. La composition budgétaire du salaire est donc un indice du degré de prolétarisation et celle-ci varie en sens contraire de l'industrialisation. Dans la mesure où les classes salariée deviennent le principal consornmateut de
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