A. PATRI difficile de s'en tenir au seul principe de la liberté négative. C'est le principe de la liberté négative lui-même qui suggère qu'il est indispensable de recourir à des considérations d'un autre ordre. Nous avons admis plus haut que la liberté positive supposait la liberté négative dans · sa définition même. Le point litigieux, c'est la question de savoir si l'indispensable recours aux considérations qui font intervenir la notion de liberté positive n'entraîne pas logiquement des conséquences qui finissent par ruiner toute espèce de liberté négative, comme le suggère l'impressionnante argumentation d'I. Berlin. Ces conséquences sont-elles logiquement nécessaires ou ne constituent-elles qu'une excroissance malsaine, une sorte de cancer qui aurait fini par ronger un tiss·u initialement sain ? · Il s'agit de savoir par quelle voie intellectuelle on arrive à les rencontrer. Supposant que l'on parvienne par une voie quelconque, utilitariste ou kantienne, à répartir toutes les actions humaines en deux catégories, les actions raisonnables et les autres, la conséquence « monstrueuse » paraît s'ensuivre : les actions raisonnables sont celles qu'il convient de prescrire et les actions déraisonnables celles qu'il convient de proscrire. Dans ces conditions, tout ce qui n'est pas obligatoire doit être défendu de telle sorte qu'il ne subsiste plus aucune espèce de liberté négative. Auguste Comte accepte une conséquence de ce genre lorsque, entreprenant de·. combattre le principe de la liberté négative qu'il estime appartenir à l' « âge métaphysique », il n'hésite pas à déclarer que le seul droit légitime est celui de faire son devoir. Les portes sont alors toutes grandes ouvertes au despotisme paternaliste. On éprouve malgré tout l'impression que quelque part un tour de passe-passe a été effectué, consciemment ou non. Il s'agit de découvrir l'endroit précis où se trouve le sophisme, puisque c'est le seul moyen de sauver intellectuellement le principe de la liberté négative, compte tenu de l'indispensable recours à la notion de liberté positive auquel nous croyons qu'I. Berlin n'a pas pris suffisamment garde. Nous pensons que le sophisme réside dans la classification des actions humaines en deux catégories seulement. La base kantienne offre pour la discussion un terrain moins mouvant que celui de l'utilitarisme. Biblioteca Gino Bianco 247 Admettant l'incertitude inévitable dans le calcul des conséquences, il convient de s'en tenir fermement à des principes. Certaines actions ne peuvent évidemment être érigées en règle sans se détruire elles-mêmes et l'on pourra donner en exemple le manquement à la foi jurée : le plus habile renard, fût-ce Khrouchtchev luimême, ne peut souhaiter qu'il soit permis en règle de manquer à la foi jurée puisqu'il n'obtiendrait plus alors la confiance indispensable au succès de ses duperies et, d'autre part, si on lui a fait une promesse, il exige qu'elle soit tenue. Mais si l'on ne prend garde au sophisme, on peut non moins aisément tirer du principe kantien des conséquences grotesques. Si j'accomplis une action quelconque sans trouble de conscience, c'est que je la propose au genre humain comme règle universelle : si je me marie, c'est que je condamne universellement le célibat. Dans cette hypothèse c'est la notion de droit, en tant que distincte de celle de devoir, qui disparaît complètement. Reconnaître qu'il existe des droits qui ne sont pas nécessairement des devoirs, c'est sauvegarder le principe de la liberté négative. Il revient au même de dire qu'il existe une tierce catégorie d'actions qui, n'étant pas prescrites, ne sauraient pourtant être proscrites. On pourrait sans absurdité les admettre en règle, mais cela ne signifie pas qu'il y ait une absurdité à ne pas les ériger en règle. Il s'agit d'un domaine du permis qui ne coïncide pas plus avec celui de l'obligatoire qu'avec celui du défendu, et l'on peut en souhaiter légitimement l'extension. D'autre part, c'est un devoir moral de le respecter puisque la notion même de la liberté positive qu'on serait tenté de lui opposer deviendrait inintelligible s'il n'existait pas. Nous ne croyons pas que l'intérêt de cette discussion soit purement académique : les conséquences concrètes se trouvent sous les yeux de chacun. Le critique littéraire du Times du 20 février dernier remarque que dans les limites d'une conférence prononcée '""en l'honneur de G.D.H. Cole, Sir Isaiah Berlin n'a pas pu développer les exemples qui auraient donné un tour plus séduisant à son argumentatjon. Nous sollicitons une indulgence semblable pour le commentateur français. AIMÉ PATRI . •
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