246 degré de liberté négative et il n'est même pas sûr qu'un pareil but soit poursuivi par les intéressés. A la revendication particulariste fait défaut la note individualiste qui paraît inséparable de la conception de la liberté négative. Pour revenir au texte de W. Scott, la liberté d'être Suisse par exemple ne se confond pas avec la liberté de faire ce que l'on veut. Qu'en sera-t-il de la liberté d'être «Algérien», pour évoquer un problème brûlant ? Il semble que la revendication particulariste puisse être tour à tour soutenue et combattue avec des arguments tirés des deux conceptions, ce qui lui conférerait un caractère original et peut-être irréductible. !.Berlin paraît estimer qu'il s'agit d'une conception «hybride» (p. 45), ce qui n'empêche qu'elle existe et qu'il faille en tenir compte, comme il le reconnaît. La question relative à ce genre de « liberté » semble donc demeurer ouverte. D'autre part, s'il est admis que les deux sens principaux du mot « liberté » sont effectivement distincts, au moins pour l'analyse philosophique - et sur ce point la démonstration paraît convaincante - s'ensuit-il qu'ils soit entièrement indépendants ? Définissant la « liberté positive » par voie d'énumération de ses caractères, I. Berlin écrit entre autres choses : « I wish to be the instrument· of my own, not of other men's, acts of will » (p. 16). Il est entendu que le concept de la liberté positive ne se confond pas avec celui de la liberté négative : d'autres caractères interviennent dans la définition. Mais on peut se demander si le concept A (liberté négative) n'est pas inclus dans le concept B (liberté positive): l'idée de liberté négative, saisie dans cette perspective, constituerait une partie du sens de la liberté positive, dont elle serait la condition nécessaire mais non suffisante. On pourrait concevoir la liberté négative en dehors de la liberté positive, mais la réciproque ne serait pas vraie. Dès lors, il faudrait modifier l'aspect de la discussion précédente, au moins sur un point important. Le tenant de la liberté négative ne serait pas logiquement tenu d'inscrire au nombre de ses buts la réalisation de la liberté positive, puisqu'il dispose par hypothèse du droit de faire· ce qu'il veut dans les limites compatibles avec l'existence d'une société. Cependant le partisan·, de la liberté positive, pour être conséquent avec lui-même, serait tenu de respecter la revendication de la liberté négative. C'est ce que l'on pourrait démontrer philosophiquement en se fondant sur le principe, ce qui ne veut pas dire que la démonstration serait suivie d'effet dans la conduite des hommes : si je dois promouvoir la liberté selon la· raison, il est nécessaire que je ne sois pas empêché de m'engager dans pareille entreprise. Dans ces conditions, le partisan de la liberté positive, s'il ne reconnaît pas la liberté négative co.mme valeur suprême, devrait toujours considérer qu'il s'agit d'une valeur inconditionnellement respectable. En toute hypothèse, la liberté négative est la valeur sans laquelle on ne pourrait Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES pas concevoir la réalisation d'autres valeurs, et par conséquent la réalisation de la valeur suprême, si l'on admet qu'il y en ait une. C'est précisément parce que, dans cette perspective, la liberté négative constitue 14 valeur minima qu'elle doit être inconditionnellement respectée. De son côté, le partisan de la liberté négative ne saurait, sans se contredire, promoµvoir son idéal au rang de valeur suprême et il demeure entendu qu'il ne conçoit pas une liberté illimitée. On peut se demander ce qu'est au juste la position du partisan de la liberté négative, lorsqu'il écarte délibérément toute notion de liberté positive pour sauvegarder la pureté de son principe ou de son attitude. Elle signifie apparemment qu'admettant des valeurs, il récuse tout principe de classement hiérarchique de ces valeurs qui pourrait être imposé a priori. Mais il demeure ,, une restriction fondamentale au cœur de la notion elle-même : seules pourront appartenir,au domaine de la liberté négative les actions qui n'entraînent pas ·de conséquences manifestement préjudiciables à l'intérêt d'autrui. La limite entre ces actions et les autres est malaisée à tracer. Si l'on ad.inet que chacun est juge de son propre intérêt, ce qui paraît découler du principe luimême, on n'obtiendra qu'un critère variable à merci. En admettant que les actions contraires à l'intérêt d'autrui puissent être définies objectivement, ce qui apparaît déjà comme une infraction au principe, une objection sérieuse subsiste. I. Berlin mentionne mais ne réfute pas cette objection, fréquemment soulevée par les adversaires de la conception développée par Stuart Mill dans On Liberty : y a-t-il une seule action humaine dont on puisse dire avec certitude qu'elle n'aura aucune conséquence préjudiciable à l'intérêt d'autrui ? (p. 40). Dans ces conditions, la liberté négative pourrait rétrécir comme une peau de chagrin pour se trouver finalement annulée au nom de son principe même. On dira qu'il suffit de proscrire au moyen de la loi civile les actions manifestement contraires à l'intérêt d'autrui. Mais cela reviendrait à admettre que l'am- . pleur du domaine réservé à la liberté négative doit varier en raison inverse des moyens de prévision dont on dispose. Faudra-t-il condamner la prudence - ou prévoyance, - vertu cardinale selon les utilitaristes, si l'on souhaite l'extension maxima de la liberté négative ? Cette conséquence aurait été dure à accepter pour Stuart Mill. Le problème, posé en ces termes, cesse d'ailleurs d'être purement théorique et devient tout à fait réel. Il n'est pas évident que le développement des soci~tés modernes s'oriente vers l'accroissement de la liberté négative. De toute façon, si l'on accepte une limitatiotl de la liberté négative, ce sera au nom de considérations qui paraîtront raisonnables, soit au sens utilitariste (calcul des conséquences), soit au sens kantien (conformité à des règles). Il ne subsiste à la limite qu'une liberté raisonnable. Mais la liberté raisonnable, n'est-ce pas la liberté positive ? Il paraît donc
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==