220 AINSI il y a, parmi les défenseurs de la République, une unanimité bien remarquable. On pourrait citer d'autres auteurs 7 : tous nous convaincraient que les républicains de la fin du XVIIIe siècle sont les légitimes héritiers de la philosophie des lumières, que leur vérité profane est une comme l'était la vérité sacrée, et que l'instrument de cette vérité, dans le domaine des affaires politiques, est la minorité éclairée. A la limite, on imagine cette minorité, dans une époque de trc~ble et de confusion, apportant son assistance et sa ca~tion à un despote éclairé. C'est précisément ce qui se ptoduira le 18 brumaire an VIII et jours suivants. Le 19, au Conseil des Anciens, le général Bonaparte ne fait que se plier à l'esprit du temps lorsqu'il se défend d'être d'aucun parti : « Les différentes factions sont venues sonner à ma porte, dit-il ; je ne les ai point écoutées parce que je ne suis d'aucune coterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français 8 • » Et lorsque Cabanis, parlant de la Constitution de l'an VIII, déclare : La classe ignorante n'exercera plus son influence ni sur la législation ni sur le gouvernement. Tout se fait pour le peuple et au nom du peuple, rien ne se fait par lui et sous sa dictée irréfléchie 9 , il apparaît qu'il n'énonce rien qui n'ait été dans l'esp~t des dirigeants de la république q_uivient de s'ecrouler. Lorsque, dans leur proclamation du 24 frimaire, les Consuls de la République écrivent : « Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie », leur interprétation de l'histoire n'est pas entièrement fausse. Par l'influence de l' Encyclopédie et des Encyclopédistes, le despotisme éclairé est certainement une des virtualités capitales de la Révolution. C'est en tout cas la virtualité qui s'est réalisée. Pour beaucoup d'esprits, l'essence de la révolution, ce fut le transfert du pouvoir d'une classe traditionnelle et sclérosée à une classe nouvelle, éclairée et progressiste. 11 y aurait lieu, ici, de méditer sur l'échec de Rousseau. En un sens il est vaincu avec le babouvisme. Mais il est, plus encore, vaincu dans l'esprit de ceux qui se sont réj·ouis de la- défaite de Babeuf, et dont beaucoup, pourtant, étaient nourris de ses œuvres. Mais non pas d'elles seules. Et ils n'étaient pas disposés à s'écrier avec Babeuf: « Périssent, s'il le faut, tous les arts, pourvu qu'il · nous reste l'égalité réelle! » Ils auraient voulu goûter les joies de la vertu sans perdre les avantages de la civilisation, et s'il fallait choisir, ils optaient pour la civilisation. Rousseau· lui-même, d'ailleurs, les avait mis en garde : ses vues n'é7. Par exemple, Barère, De la pensée du gouvernement républicain, seconde-édition, floréal an V (mai 1797, la première édition est de pluviôse, c'est-à-dire février), ch. XXVI, notamment p. 146. 8. Réimpression du Moniteur, XXIX, 892. 9. Cité par Marcel Prélot, Histoire des idées politiques, Paris 1959, Dalloz, p. 357. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL taient applicables que dans les petits États. Et sa doctrine se heurtait en effet à l'impossibilité qu'il y a - il avait été le premier à l'affirmer - à l'appliquer dans un système représentatif. L'idée que_ chacun doit s'exprimer selon son intérêt est concevable lorsqu'une population est tout entière réunie sur une place publique. Elle n'est pas admissible dans une assemblée représentative, parce qu'un représentant n'est pas un homme privé : il est difficile de le considérer autrement qu'un homme pourvu. de lumières - et c'est ainsi que se considéraient les républicains sous le Directoire - tant qu'on l'aperçoit dans son isolement, tant qu'on n'est pas parvenu à concevoir que les assemblées ne sont pas des académies où l'on cherche le vrai, mais des arènes où les partis s'opposent. « LA RÉVOLUTION EST FINIE. » Le rideau tombe. Quand il se relèvera, quatorze ans plus tard, le paysage intellectuel sera entièrement transformé. Un des artisans de la Restauration, le baron de Vitrolles, le note dans ses Mémoires 10 : Ceux qui, en haine de l'oppression de Bonaparte, désiraient une constitution, et ceux qui en avaient pris l'idée dans l'acte du Sénat et la réponse du lieutenantgénéral du royaume, en trouvaient une toute faite : la constitution de l'Angleterre, la seule connue qui eût résisté au temps et aux épreuves des dernières époques, et à laquelle on attribuait la prospérité de l'Angleterre. Elle fut si universellement adoptée que personne n'en concevait une autre, depuis l'empereur de Russie qui m'en entretenait jusqu'aux derniers employés de mes bureaux. ( ...) On dirait qu'en certains moments il y a des idées qui se répandent comme des épidémies. C'est une espèce de fièvre qui saisit les esprits et dont personne ne se garantit : elle est, pour ainsi dire, dans l'air qu'on respire. Personne ne discutait, personne ne mettait en doute si cet habit fait à une taille autre que la nôtre nous conviendrait ; personne ne se faisait une question de la difficulté de transplanter sur un sol nouveau le vieux chên~ britannique. Le Roi n'avait aucun parti pris à ce sujet. Il fut bien évident que si, aux époques antécédentes, il avait eu quelques idées arrêtées sur l'établissement de son gouvernement, il les avait sacrifiées pour se plier aux sentiments publics. Selon Vitrolles, en janvier 1814, Louis XVIII parlait encore comme si la monarchie absolue devait être rétablie. Trois mois plus tard, il acceptait la monarchie constitutionnelle : « Son séjour en Angleterre l'avait fort accoutumé à l'idée de s'accommoder d'une royauté constitutionnelle, et il s'était assoupli à ce point de trouver qu'on pouvait fort bien régner aux conditions imposées aux rois d'Angleterre. » 11 est clair qu'aux yeux de notre mémorialiste tout le monde, 10. T. II, Paris 1951, Gallimard, pp. 53-54.
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