B. SOUY ARINE On ne saurait donc accorder la moindre créance aux accusations, ni aux aveux allégués, ni aux attendus du jugement, ni aux &commentaires officiels. Dans le cas des militaires comme dans celui des civils sacrifiés tout au long de la terreur stalinienne, les motivations sont forgées de toutes pièces par l' « appareil » oppressif sur les instructions personnelles de Staline. Cela ressortait de l'examen objectif des faits en connaissance de cause, à l'époque, et sera confirmé indiscutablement vingt ans plus tard par les complices et successeurs du même Staline. Av ANT, pendant et après le massacre des généraux, les « épurations » sanglantes se poursuivaient dans toutes les catégories de la population et singulièrement chez les «élites ». La plupart des personnalités du régime, inscrites sur les listes de proscription, disparaissaient les unes après les autres. La police ne fut pas épargnée : Agranov et Prokofiev, adjoints de Iagoda, partagèrent le lot -de leur chef, ne précédant que de peu leurs collaborateurs. Le corps diplomatique, après l'arrestation de N. Krestinski. de L. Karakhan, de Ch. Racovski, puis de presque tout le personnel en poste à l'étranger, a dû être quasi entièrement renouvelé. Les dirigeants de l'industrie, I. Roudzoutak, Ch. Eliava, R. Mouklévitch, les fonctionnaires des finances, etc., ne furent guère mieux traités. La majorité des hommes en vue, comme A. Enoukidzé, E. Préobrajenski, B. Mdivani, G. Safarov, L. Karakhan, etc., étaient «liquidés» sans procès. Et l'extermination des militaires ne faisait que commencer. Il n'a donc jamais existé, à proprement parler, d'« affaire Toukhatchevski», expression créée à la légère en Occident pour personnaliser un épisode inséparable en réalité de l'ensemble des mesures terroristes appliquées par Staline afin d'affermir et de renforcer son pouvoir. L'imbrication des procès réels et des procès simulés ainsi que des répressions accomplies sans aucune forme de procès ne permet pas de détacher un cas particulier et de lui attribuer certaines raisons en propre. Rien ne différencie foncièrement Toukhatchevski des autres personnalités communistes ou soviétiques annihilées d;une balle dans la nuque ou autrement, sur l'ordre de Staline. Rien ne le différencie non plus des milliers d'officiers généraux . ou subalternes qui ont partagé son sort. En effet, plus de trente mille officiers de l'armée et de la marine ont payé de leur vie les ambitions de Staline pendant ces années de terreur. Cette évaluationapproximative,faite à l'époque au moyen de divers recoupements, est confirmée pleinementdansl'ouvrage de Raymond Garthoff : SO'OietMilitary Doctrine, chap. XIII, qui se fonde sur des données de source japonaise (Nitzi-Nitzi, décembre 1938) et sur le remarBiblioteca Gino Bianco 201 quable témoignage de F. Beck et W. Godin : Russian Purge aru/, the Extraction of Confession (New York 1951). A l'appui, il cite en outre W. Krivitski (op. cit.), A. Barmine : One who survived (New York 1945), D. White : The Growth of the Red Army (Princeton 1944) et B. Souvarine : Staline. Aperçu historiquedu bolchévisme (Paris, 1935 et 1940). «Les onze commissaires adjoints à la Guerre et soixante-quinze sur quatre-vingts membres du Conseil supérieur de la Guerre, tous les commandants de l'aviation et de la marine, sauf un, furent exécutés. On estime à quatre-vingt-dix pour cent des généraux et à quatre-vingts pour cent des colonels le nombre des fusillés, et jusqu'à trente mi11ele total : environ la moitié du corps entier de soixante-dix mi11e officiers», écrit R. Garthoff (pp. 220-221 ). Consulter aussi sur ce point B. Souvarine : « Les coupes sombres de Staline dans l'Armée et la Flotte rouges » (le Figaro, 24 mars 1938) et : « Le silence de Staline» (le Figaro, 29 octobre 1938). F. Beck et W. Godin calculent que soixante à soixante-dix pour cent des officiers ont été arrêtés durant la « purge » (op. cit., p. 106). Léonard Schapiro, dans le chap. VI, intitulé «La grande purge», du recueil de B. H. Liddell Hart : The Soviet Army, adopte les chiffres cidessus (p. 69), qui ne sont plus contestables, surtout depuis que le discours secret de N. Khroucll4lcl1evau XX0 congrès du Parti, avec une imprécision voulue, a néanmoins confirmé l'ampleur des tueries ordonnées par Staline. On ne saurait donc considérer une « affaire To~atchevski » dis?Ucte d'une bien plus grande affaire, celle de Stal1ne contre les anciens cadres du régime soviéto-communiste. Pris isolément, le cas serait inexplicable. Placé dans l'ensemble des_évén~~ents de ce temps, il relève de l'explicanon generale. Le meurtre de Toukhatchevski se situe dans la saignée du corps des officiers comme celui de Krestinski, de Karakhan ou de Racovski dans la saignée du corps diplomatique (cf. B. Souvarine : « La galerie des ambassadeurs soviétiques transformée par Staline en jeu de massacre», dans le Figaro du 18 février 1938). cc Les arrestations et exécutions qui ont déc mé l' Armée rouge en 1937 et 1938 doivent être regardées sur l'arrière-plan de ce qui se passait alors en Russie en général et dans le parti communiste en particulier. Car en 1937 la majorité des militaires et l'écrasante majorité des officiers étaient membres du Parti. D'où la probabilité que la politique appliquée au parti civil serait finalement a~pliq~ée aux ~mmunistes militaires. » Ainsi s expnme avec ratson M. Léonard Schapiro en commenç~t son chapitre (op. cit., p. 65) qui montre bien qu'entre 1929 et 1938, « la so~iété russe tout entière a subi une série d' ssauts », plusieurs « vagues d'arrestations et d'exé"'utions qui ont écarté de la scène la grande majorité •
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