L. A. LOUBÈRE Je ne suis pas de ceux qui, pour faire certains hommes plus gr~ds, feraient volontiers l'humanité plus petite ... Je sais que parmi les personnages historiques, les plus illustres même ne sont, après tout, que d' éphémères acteurs dans un drame composé par la société qui les enveloppe. 44 L'élite intellectuelle est donc directement influencée par le corps social; mais l'une et l'autre sont sous le commandement suprême de Dieu. L'élite guide la masse sur la voie tracée par la main divine. C'est ainsi que Louis Blanc écrit à propos de Richelieu : Voµà pourtant l'homme à qui Dieu avait réservé la mission de déblayer la route par où allait s'avancer en. France la bourgeoisie ! Car les grands hommes ne sont que de puissants aveugles. La partie qu'ils jouent n'est presque jamais la leur. Le résultat présent les éblouit, il les emploie, tandis que le souverain ordonnateur des causes décide des conséquences -dernières et prépare les lointains contrecoups. 45 Il est plus affirmatif encore lorsqu'il déclare que l'impulsion ébranlant l'homme représentatif vient « d'en haut». Il apparaît donc que l'élite, bien que personnifiant la société positive, n'existe que pour accomplir aveuglément la volonté divine. Plutôt que l'incarnation des principes, les membres de l'élite sont la- volonté de Dieu faite chair. Le grand homme est moins encore qu'un instrument : il n'est qu'un simple «pantin» entre les mains du Tout-Puissant. 46 Mais comment les hommes de la masse seraientils autre chose que des pantins ? Louis Blanc soutient que l'humanité commune est libre, et il s'est longuement étendu sur l'éloge et la défense de la _démocratie. Mais pourquoi? Par quelle inconséquence flagrante a-t-il été conduit à exalter 1~ liberté en politique, et à en faire une dérision dans l'histoire? Une dérision - car la foule des hommes auxquels il reconnaît la liberté n'en détiennent que l'apparence. Ils sont libres d'agir, parce que leurs faits et gestes n'affectent pas le cours des événements - et, pendant ce temps, l'implacable torrent de 44. Ibid., t. I, p. XIV. 45. Ibid., t. I, p. 172. 46. Revue du progrès, II (15 août 1839), p. 99. : ' BibliotecaGinoBianco 49 l'histoire les entraîne comme d'inertes débris vers cet immense inconnu que Louis Blanc appelle Fraternité. Il est curieux de noter que, dans cette théorie, l'histoire comporte le même dénouement inévitable qu'un drame classique, et l'on doit tenir compte ici du rôle joué par les souvenirs scolaires dans la formation intellectuelle de Louis Blanc : lorsqu'il décrit les héros de son choix - Jean Huss, Rousseau, Robespierre - il leur attribue bien des qualités communes aux personnages dramatiques de Corneille et de Racine. En même temps, ce socialiste est rempli de l'humanitarisme de sa génération - croyance dont le contenu essentiel est une réaffirmation des vertus chrétiennes primitives. Les études, à cette époque, sont austères, mais bien des lettrés écrivent avec la ferveur des prophètes. Dans leur œuvre d'historiens, ils imbriquent le réel et le révélé. Comme la jeune fille de Domrémy, les hommes commencent à entendre des voix. Luther se demande d'où lui viennent ses idées, écrit Louis Blanc. Et lui-même répond : de son siècle. A son tour, le socialiste, vibrant d'émotion, entend la voix de sa génération ; cette voix lui révèle une espérance presque mystique. · Cette ferveur religieuse mise à part, il serait inexact de présenter les idées de Louis Blanc comme étant à prédominance religieuse. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est la vie en ce bas monde, et son idée de la fraternité est essentiellement laïque. Comme ses prédécesseurs spirituels du XVIIIe siècle~ il prend pour tâche d'enseigner à l'homme le bonheur parfait dans une société future sur la terre. La main conductrice d'un Dieu tout-puissant assurè à l'évolution historique une direction infaillible ; il e11est de même de la dialectique, et c'est là probablement leur principale importance. Pour Louis Blanc, l'histoire n'est pas une étude ayant pour but la connaissance du passé ; c'est une description de la société s'arrachant aux misères du passé pour s'avancer vers les félicités de l'avenir. L'histoire est pleine de tyrannie et d'injustice, mais elle est aussi la source de toute espérance, voire de toute certitude. C'est l'histoire de l'enfantement douloureux d'une justice que · doit mettre au monde la matrice de l'humanité. (Traduit de l'anglais) LEO A. LOUBÈRE
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