Le Contrat Social - anno I - n. 2 - maggio 1957

M. COLLINET se rencontrent des castes publiques que l'hérédité professionnelle, le mariage endogamique et même le langage ésotérique transforment en sociétés closes au sens propre du mot, puisque hostiles à toute pénétration du dehors. L'individu y trouve son activité fixée d'avance par sa naissance et ses attaches familiales ; il est consacré à sa fonction au sens rituel du mot, et celle-ci, sacralisée, participe de l'ordre naturel ou universel dont la société se reconnaît comme un élément stable, comme sa composante humaine. La rigidité héréditaire de la caste n'est nullement nécessaire à la rigidité sociale de l'ensemble; elle reste souvent partielle et la société produit ellemême ses fonctionnaires par nomination, élection ou compétition dans l'épreuve. Certains voudraient y voir un germe élémentaire de démocratie : en fait, il s'agit de désindividualiser la fonction à l'aide d'une sélection qui corrige l'aveugle nécessité héréditaire. La société s'identifie aux dieux qui bousculent la fatalité, se crée une volonté à leur image et supprime l'individu dans son originalité biologique. _Le choix qui oblige l'« élu» à se soumettre à cette volonté n'est en rien une reconnaissance de lui par ses maîtres, ses pairs ou ses serviteurs. L'acte est sacré et il ne pourrait s'y • • • soustraire sans expier son crime. En cristallisant ses fonctions dans un ensemble rituel impliquant leur rôle sacré, la société fermée justifie son caractère immuable et rigide par sa situation au centre d'un univers cosmique clos qui échappe au fleuve du temps 5 et la préserve d'un entourage chaotique qui serait le royaume de la nuit et de la mort. Se plaçant hors du temps, la société fermée considère ses actes comme des répétitions permanentes d'actes primordiaux ayant une portée mythique. En accomplissant leurs fonctions, ses membres participent à l'ordre cosmiqt1e. Hors de leurs fonctions ils ne rencontreraient que le chaos. On voit donc à quel point les fonctions fabulatrices des religions primitives sont nécessaires à la conservation sociale. L'autonomie humaine semble commencer quand l'individu trouve un contact direct et personnel avec le cosmos. Son être spirituel se révèle alors extra-social et s'aventure dans le monde extraterrestre. Étant autre chose que sa fonction, l'l1omme qui /s'évade de la contrainte sociale s'évade en même temps du système cosmique officiel. Contre les brahmanes, il devient bouddhiste et contre les dieux de l'Hellade, il s'adonne au culte d'Orphée ou aux mystères d'Eleusis. Alors qu'apparaît l'individualisme, la religion sociale se profanise. La société peut subsister organiquement avec ses institutions et ses rites, mais l'évasion même simplement mystique, le besoin d'un salut personnel 6 sont des signes révélant que l'individu n'est plus entièrement socialisé, qu'il vise à une existence autonome. 5. Cf. les divers ouvrages de Mircea Eliade. 6. Il s'agit J;>arlà d'échal)J;>er grâce à un rituel d'imitation à l'éternel retour qu'imJ;>osentles religions sociales. BibliotecaGinoBianco 79 Ainsi la société fermée peut s'ouvrir d'abord non sur l'espèce humaine, mais sur l'infinitude d'un sentiment religieux personnel. Elle n'aborde plus l'homme dans sa totalité, et un élément de contrainte peut-être faible, peut-être inconsciemment ressenti, apparaît. Un Moi personnel se différencie du· Moi social et l'individu, situé dans la société, ne saurait être confondu avec elle. Même si apparemment l'homme continue pour autrui à s'identifier à sa fonction, une partie plus secrète de son existence échappe au contrôle social et à la société qui subsiste organiquement dans sa forme rigide et fermée. Ainsi peuvent naître sur le seul plan spirituel les linéaments d'une société ouverte que nous concevons logiquement comme la négation de la société close, mais qui historiquement en sort par une évolution que l'on peut désigner comme un «progrès». L'histoire grecque, des tribus homériques à la démocratie de Périclès, déroule sous nos yeux le processus d'ouverture d'une société primitive fermée. L'évasion personnelle qu'entretient le culte orphique autant que le rationalisme de la physique ionienne aboutissent en quelques siècles à la notion politique et juridique de la citoyenneté. A ce stade, l'homme tribal et purement fonctionnel est dépassé et une société ouverte se substitue à la vieille société close. UNE société intégralement ouverte suppose que l'homme non seulement domine les fonctions qui sont comme le mécanisme actif de l'état social, mais qu'il est capable de considérer les structures, qui en sont l'anatomie, comme déterminées par des nécessités organiques permettant au mécat nisme fonctionnel d'entretenir cet état. Une telle société est éminemment rationnelle puisque le jugement de ses membres implique qu'ils ont pris conscience de leur rôle social. Ce qui s'accompagne en général de l'adhésion à une métaphysique étrangère à l'ordre social. Ainsi au XVIII 8 siècle, l'individualisme en révolte contre les structures et fonctions héritées de la tradition féodale s'appuyait sur une «religion » de la nature, considérée comme étrangère à cet ordre. Toute prise de conscience a besoin d'une philosophie située elle-même hors de l'ordre social et qui l'anime en lui donnant une justification intellectuelle autant que la finalité nécessaire à une action quelconque. Un second aspect de cette société est son extrême fluidité. Il faut entendre par ce mot qu'elle réalise consciemment un état d'équilibre permanent, adaptant fonctions et structures aux changernen ts souvent spontanés, et parfois imprévisibles, des rapports entre les hommes. Cette société aurait surmonté la double inertie des choses et des hommes, la dernière étant paradoxalement la plus forte puisque pénétrée des archétypes dont l'humanité se nourrit depuis ses origines. D'après ces deux caractères, il est évident qu'une société intégralement ouverte n'a jamais existé dans l'histoire et n'a guère de chances

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