80 d'exister dans l'avenir. Les démocraties les · plus libres impliquent le contraire de la fluidité, c'està-dire des ·cristallisations, tant dans le domaine des choses que dans celui de l'esprit. Ces cristallisations sont des séquelles ou simplement des images de l'ancienne société fermée qui, détruites périodiquement par l'évolution ou les révolutions politiques ou économiques, renaissent en changeant de forme ou de contenu et s'opposent aux évolutions ultérieures. Pour utiliser une image physique, on peut concevoir la société réelle, telle qu'elle apparaît dans les démocraties les mieux établies, comme un liquide en voie de cristallisation, mais où les deux phases solide et liquide coexisteraient dans l'ensemble, étant entendu que ces deux phases peuvent différer profondément par leurs importances relatives et leurs natures spécifiques. C'est ainsi que le régime de la propriété est certainement l'une de ces cristallisations ; cela ne l'empêche pas de différer profondément si l'on passe, par exemple, d'un système totalitaire sans fluidité au capitalisme américain qui en connaît une très grande. Toute évolution politique et sociale brise les cristallisations du régime auquel elle s'attaque et réalise pendant une période donnée une société extrêmement fluide, où les fonctions les plus importantes prennent un aspect charismatique 7 en même temps qu'elles sont remises en question. En se retirant, le flux révolutionnaire laisse voir de nouvelles cristallisations, soit simples transpositions des anciennes, soit mises en forme toutes neuves des mobiles qui étaient à la source de la révolution. Ainsi la constitution avortée de 1793 avait la prétention de jeter les fondements d'une société extrêmement fluide. Celles de 1795 et de 1800 mettaient de « l'ordre » en proclamant de fortes cristallisations institutionnelles et juridiques. .De même la « démocratie » soviétique du Lénine de 1917 niait toute stabilité en s'appuyant sur le concept fluide du « prolétaire armé » ; le régime bolchévik créait ensuite des formes sociales beaucoup plus. rigides que celles de l'ancien régime. La raison d'être d'un régime démccratique est d'assurer un équilibre dynamique entre les formes cristallisées et les formes fluides des rapports humains. Les premières sont nécessaires à sa stabilité et comportent les hiérarchies qui permettent au système d'exister ; les secondes doivent agir comme ferment indispensable à la dissolution de ces formes cristallisées et rendre possible d'adapter aux changements inévitables des formes nouvelles propres à les contenir. Cependant, bien que ces formes aient des rôles fonctionnels parfois très différents des anciennes, il n'est pas rare qu'elles se colorent par imitation de celles-ci et qu'elles maintiennent dans la conscience · des hommes des archétypes sur lesquels se modèle leur comportement. L'exemple le plus typique 7. Rappelons que pour Max Weber un homme a un pouvoir charismatique quand il le tient de son influence personnelle plutôt que d'une fonction déterminée par la constitution ou la coutume. BibliotecaGinoBianco • LE CONTRAT SOCIAI.J de cette permanence est le maintien dans certains grands corps de l'État démocratique de traditions ou d'habitudes directement héritées de la monarchie féodale : l'armée du xxe siècle dans la plupart des pays européens est peut-être celui de~· corps· fonctionnels qui a le plus vécu sous l'empire des 1 archétypes. On en dirait presque autant du cl~rgé 1 ou de la magistrature civile. En France, la propnété foncière est d'origine -révolutionnaire, née des·/ dépouilles du clergé et de la noble~~e. Il n'en. est pas moins vrai que durant le XIXe siecle au moins, elle a conservé ou recréé bien des traits antérieurs, jusqu'au point de les faire revivre dans la p_ropriété industrielle où pourtant les rapports humains sont organiquement d'une autre nature. LA SOCIÉTÉ ouverte s'exprime surtout sous l'aspect d'une tendance qui se combi?e à ~es états permanents où se retrouvent en parne certains caractères des sociétés fermées. Celles-ci nient l'histoire qui est synonyme de changement et, comme l'a remarqué Mircea Eliade, elles adoptent des religions ou cosmogonies antihistoriques ou impliquant un retour éternel et périodique du temps. Bien que le christianisme soit. une religion historique, vivant d'un événement (la vie et la mort du Christ) et prévoyant une fin de l'histoire humaine avec la rédemption, il est remarquable que le moyen âge occidental ait produit avec saint· Thomas une interprétation chrétienne d'Aristote, c'est-à-dire ait marié avec une religion temporelle une philosophie qui n~ l'était pas. 8 Le moyen âge chrétien est aussi une société fermée qui prétend échapper au temps. Pour être plus précis, il est, en Occident, un complexe de sociétés fermées juxtaposées : l'Église, la noblesse féodale et la bourgeoisie urbaine, formant en réalité trois sociétés mitoyennes qui vivent en état de coexistence, se respectant ou se combattant tour à tour, mais pratiquement impénétrables l'une à l'autre. 9 Les changements de cette société peuvent être considérables à la suite de conflits intérieurs ou même de ces grandes évasions momentanées que furent les croisades ; ils ne modifient que très lentement le caractère statique et fermé du monde médiéval. Quant à la structure trifonctionnelle, elle permet à l'homme de conserver une relative autonomie vis-à-vis des pouvoirs qui s'équilibrent et de s'évader d'un de ces pouvoirs pour se soumettre à un autre. Bien qu'elle veuille se clore, cette société garde une possibilité d'ouverture dans le fait, propre à l'Occident, de la séparation ---;-et parfois de la lutte - des pouvoirs spirituel et temporel. La monarchie laïque _en est 8. Après Duhem et Sorokine, Mircea Eliade note l'importance des conceptions cycliques de l'univers et du temps dans l'Occident médiéval. Cf. Le mythe de l'éternel retour. 9. A cette division tripartite, il faut naturellement ajoutei: la classe paysanne, taiJ1able et corvéable, classe ouverte qui n'est garantie par aucun privilège ou droit reconnus; le comportement du paysan varie de l'évasion phys~que à la révolte collective.
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