78 pas si l'on confronte les propositions qui définissent la société «ouverte». Cela tient à ce que Bergson a mis l'accent sur la limitation d'une société close et sur tout ce que cette limitation implique de solidarité, dans la défense ou l'attaque, à l'égard de sociétés voisines. Au contraire, la société humaine serait illimitée, ou, ce qui reviendrait au même, limitée par la planète. Cela signifierait que son agressivité ne pourrait plus se tourner vers un extérieur inexistant et qu'ainsi disparaîtrait un des caractères de la société «close ». Sans nier une relation possible entre la lutte pour l'existence du corps social et l'intégràtion de l'individu - relation évidente en de nombreux phénomènes historiques - elle ne saurait servir de définition à des concepts dont on exige qu'ils éclairent ou ordonnent l'infinie complexité des rapports humains à des époques fort différentes les unes des autres. Une société doit se définir essentiellement à partir des relations internes de ses membres et accessoirement dans ses rapports avec d'autres sociétés extérieures à elle. Elle doit donc se définir à la fois comme un ensemble de structures économico-sociales et comme .un ensemble de fonctions nécessaires à son existence. Le terme de société «close» a d'abord une résonance négative; il implique une absence de rapports avec le monde extérieur mais nullement un ordre fixé à l'intérieur. Pour lui donner une valeur descriptive suffisamment féconde, il faut entendre par là une société où l'individu n'existe qu'à travers sa fonction sociale et par conséquent ne se considère pas en dehors d'elle. Lié à sa fonction, l'individu fait partie intégrante de la société et ses manifestations . , . . pnvees ne sauraient menre en cause son appartenance au groupement tout entier. Une telle société est doublement close : elle ignore les influences extérieures susceptibles d'en modifier l'ordonnance, mais aussi la révolte de ses membres qui ne peuvent se concevoir en dehors de l'ordre qu'ils servent. Ce second caractère semble plus important que le premier, car s'il est hautement improbable qu'une telle société englobe jamais toute l'espèce humaine, il n'est pas contradictoire d'imaginer que l'humanité dans son ensemble constitue une société « close »ou « fermée », au double sens indiqué. .L'opposition faite par Bergson entre les deux types de sociétés peut avoir un caractère de probabilité, elle ne saurait être logiquement essentielle. Il faut donc définir le type de société « ouverte » comme la négation du premier, en retenant principalement son caractère intérieur. Nous appellerons _société « ouverte » une société où l'individu peut , . . . conserver ou acquer1r une certaine autonomie par rapport à sa fonction. La fonction co11sidérée du dehors est susceptible de devenir objet de jugement et, par une extension possible, l'ensemble des fonctions et des structures peut à son tour devenir l'objet d'un jugement de la part de chacun. L' « ouverture » de la société consiste alors dai1s le fait qu'elle peut être mise en question par ses membres. La description structurelle et fonctionnelle d'une société « fermée » devient radicalement BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL insuffisante pour une société «ouverte » si elle néglige la connaissance des jugements que ses membres portent sur elle, c'est-à-dire l'opinion publique. Toutes les sociétés modernes ont une certaine ouverture : la démocratie n'est concevable qu'à partir d'une opinion publique qui puisse par voie institutionnelle remettre en question, sinon l'essence du régime, du moins certains de ses aspects, même les plus déterminants. Les systèmes totalitaires se comportent comme des sociétés fermées où l'homme n'est rien en dehors de sa fonction et où l'opinion publique se réduit à un mythe de propagande, simple reflet des décisions prises « au sommet». Il serait faux cependant de les assimiler entièrement aux sociétés fermées du type primitif. On retrouve dans ces systèmes une religion ou philosophie d'État dont le rôle fabulateur est de justifier un réseau de prescriptions et d'interdits très proches de ceux qu'on observe chez les, primitifs, mais on y trouve aussi un appareil policier dont l'existence et le comportement sont des preuves suffisantes que la contrainte y est nécessaire pour en maintenir la cohésion. Traduit psychologiquement, cela veut dire que l'individu y possède une autonomie sinon d'action, du moins de pensée, mais qu'il doit la laisser inexprimée ou la refouler dans l'inconscient. L'ouverture des systèmes totalitaires s'entoure donc d'un mystère qui rend presque impossible toute appréciation solide sur leur évolution. DANS la société fermée, la notion de fonction sociale prend un sens très voisin ' de celui qu'elle a en physiologie. Si l'hypothèse de la sociologie organiciste, comparant tout agrégat humain à un organisme biologique, nous amène dans les sociétés modernes, qui sont ouvertes, à des conclusions fantaisistes, il n'en est pas de même dans les sociétés primitives où l'intégration individuelle ne sépare pas l'homme du rôle qu'il joue. Malinowski explique les faits ethnologiques par leur rôle dans le système culturel entier de la société. Un autre ethnologue, Radcliffe-Brown, définit la fonction sociale d'un mode d'activité ou d'une manière de penser comme «leur relation à la structure sociale, à l'existence et à la continuité de laquelle ils apportent leur contribution » 4 • Ainsi les fonctions se répartissent en vue de la conservation des structures sociales. Cela n'implique ni le repliement de la ···société sur un territoire limité, ni même sa fixation au sol (il a existé et existe encore des sociétés nomades conservant leurs relations internes malgré les déplacements de ses membres). Les fonctions y sont donc cristallisées en institutions publiques ou secrètes dont les rôles ou privilèges sont parfaitement délimités. Il peut même arriver que cette cristallisation déborde le cadre fonctionnel et s'attache à l'individu. A côté de confréries secrètes 4. A.R. Radcliffe- Brown : On Social Structure. Londres.
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