106 En 1914, après avoir pris connaissance de la correspondance entre Marx et Engels sur la dialectique, Lénine lui consacre un article dans le Dictionnaire encyclopédique du Granat et commence à émettre des idées sur «le développement en spirale et non en ligne droite». En 1915, Lénine lit la Logique de Hegel et reconnaît que tout cela est «doublement obscur», qu'on cc n'y comprend rien» (voir son Journal philosophique). Mais jusque là, sa notion de la dialectique ne s'écarte pas d'un iota des idées que lui a inspirées Tchernychevski. .Il a souvent répété que la dialectique exige d'examiner les phénomènes «relativement, concrètement, sous toutes les faces>>; que « la règle fondamentale de la dialectique est qu'il n'y a pas de vérité abstraite, et que la vérité est toujours concrète »; que «cette grande dialectique hégélienne ne ·doit pas être confondue avec la vulgaire sagesse quotidienne». 9 Nous ne trouvons là rien d'autre que la paraphrase des formules de Tchernychevski dont il s'était depuis longtemps· pénétré. Le fait suivant montre la docilité de Lénine à l'égard de son maître. Les essais de Tchernychevski sur l'esthétique 10 , que Lénine trouvait «excellents », que Tourguéniev estimait «obtus et aveugles», et que Jdanov, l'étouffeur de l'art russe, prisait hautement en 1946, ont été édités en 1854, puis réédités en 1865, sans mention du nom de l'auteur, qui se trouvait alors en Sibérie. En 1888 Tchernychevski,· qui vivait alors à Saratov, se proposait de faire une troisième édition et il en rédigea la préface. Elle fut interdite par la censure et ne vit le jour que dix-sept ans après la mort de l'auteur, lors de l'édition de ses œuvres en 1906. La préface contient treize lignes sur « la majorité des naturalistes » qui se livrent à des «bavardages métaphysiques », répètent «la théorie de Kant sur la subjectivité de notre connaissance, en déduisent que les formes de notre perception sensorielle ne ressemblent pas aux formes de la véritable existence des objets, que par conséquent les objets effectivement existants et leurs qualités effectives ne peuvent être connus par nous, car s'ils étaient connus ils ne pourraient être l'objet de notre pensée, laquelle introduit la substance de la connaissance dans des formes totalement différentes de celles de l'existence effective ». Nous avons cité cet exposé simplifié des vues de I<ant pour montrer qu'il ne dépasse pas le niveau d'une dissertation d'élève de philosophie. Mais Tchernychevski dixit. Et Lénine, ayant lu ces treize lignes, s'en saisit. Préparant son ouvrage philosophique, il écrit en mars 1909 à sa sœur Anna : « Il me paraît extrêmement important d'opposer Tchernychevski aux machistes 11 ». Par un procédé singulier, il ajoute à son livre un appendice contenant les passages cités, les accompa9. Le trop célèbre Précis d'Histoire du Parti donne une définition intéressante de la dialectique : « Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du fait que... tous les objets de la nature ont leur côté négatif et positif.» C'est Hegel approfondi par Kouzma Proutkov. 10. Rapport esthétique entre l'art et la réalité. 11. Il s'agit des discivles du savant viennois Mach. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL gnant d'invectives à l'adresse des «machistes». Le témoignage de Tchernychevski lui apparaît comme un canon susceptible de pulvériser définitivement les «machistes». L'autorité philosophique de son initiateur prend à ses yeux une altitude himalayenne. Il le proclame « le grand hégélien et matérialiste russe>>, «le seul vraiment grand écrivain russe qui, des années 50 jusqu'à 1888, a su rester au niveau du parfait matérialisme philosophique et rejeter les pitoyables balivernes des néo-kantiens, positivistes, machistes et autres confusionnistes ». Il ne s'embarrassait pas du fait que son saint Jean-Baptiste n'aurait guère pu rejeter «les pitoyables balivernes » des «machistes », pour la simple raison que les principales œuvres de Mach ont paru après la mort de Tchernychevski. Il met tant de zèle à glorifier le «grand hégélien » que, ne trouvant à lui reprocher que sa terminologie, il le place comme philosophe «au même niveau » qu'Engels. Et dans cet ordre d'idées, on ne pouvait attendre de Lénine aucune louange plus haute. Il n'avait jamais ainsi exalté Plékhanov, sur les travaux philosophiques duquel il s'exprima, à partir de 1909, de façon passablement méprisante. «Plékhanov, écrivait-il, couvre sa banalité éculée d'une référence jésuitique à la dialectique. » On comprend mieux aujourd'hui les panégyriques débordants de Lénine à l'adresse de Tchernychevski. « Je suis encore amoureux de Marx », disait-il à la même Inessa Armand. Jusqu'à la fin de ses jours, il resta «amoureux» de Tchernychevski. QUAND on ignore la puissance de cette affection idéologique, on ne comprend pas sa réplique à Goussiev : «Vous n'avez donc pas deviné pourquoi j'ai donné ce titre à mon livre? » Comme il arrive souvent, il y avait chez Tchernychevski une profonde dualité. D'une part, il est sèchement rationaliste et déterministe et, dans cet ordre d'idées, · ne laisse à la personnalité que le rôle de petite servante, de «l'inéluctable nécessité historique». «Les événements historiques ne dépendent d'aucune personnalité : ils s'accomplissent selon une loi aussi rigoureuse que celle de la pesanteur. » D'autre part, et cela était plus conforme à sa nature, à son caractère plein d'assurance, à sa haute opinion de lui-même, ses idées ont subi l'irruption d'un tumultueux subjectivisme sociologique. Il proclame alors que la personnalité, la personnalité forte, est un puissant facteur de création historique : «On voit apparaître de fortes personnalités qui donnent son caractère à l'orientation des événements, en accélèrent ou en ralentissent la marche, régularisent l'agitation chaotique qui meut les masses.» Les sociétés «ne peuvent faire un pas sans l'appui de quelque forte ·personnalité ». Les peuples ont besoin «'d'autorités et d'oracles» qui leur montrent la voie vers des« buts élevés)).« Des siècles passeront encore avant que les gens ne découvrent qu'ils
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