N. VALENTINOV sa foi, les incroyants pouvaient être mis en prison ou fusillés. A l'aide de la brochure de Marx sur la Commune de Paris, il essaya pour la première fois de concrétiser pour son propre usage, à la veille des événements d'octobre 1917, les caractères fondamentaux du socialisme. La dictature du prolétariat (il entendait par là celle de son parti) devait selon lui mener à un régime où il n'y aurait ni armée ni police, où personne ne toucherait plus qu'un salaire ouvrier moyen et où la population dans sa totalité dirigerait l'État et les moyens de production collectivisés. Peu après, tout cela fut abandonné et, à partir de 1920, Lénine ne parla plus qu'avec une irritation manifeste des tableaux du régime socialiste et communiste naguère dessinés : «Nous avions des livres où tout était décrit sous le meilleur aspect et ces livres, dans la plupart des cas, se sont révélés comme les mensonges les plus répugnants [sic] et les plus hypocrites, dépeignant la société communiste sous des traits fallacieux. Maintenant, dans nos articles, il n'y a plus rien qui ressemble à ce que l'on disait auparavant du communisme. » Il ajoutait : «Les vieilles formes du socialisme sont tuées pour toujours ». Un an avant sa mort, il revint au problème de la définition du socialisme et la formule qu'il donna est tout à fait dans l'esprit de Tchernychevski : c'est un régime de coopérateurs civilisés dans lequel la propriété des moyens de production est commune. Ce serait vraiment enfoncer une porte ouverte de démontrer qu'à partir des années 90, Marx, trônant au centre des idées de Lénine, devint pour lui le prophète, l'oracle, le mentor, le gardien de la vérité éternelle. «Qu'on dénigre Marx, écrivait-il au début de 1917 à Inessa Armand, est une chose que je ne puis supporter ». Il ne peut pas davantage supporter qu'on s'en prenne à Tchernychevski. Ce dernier n'est pas pour lui un écrivain comme les . autres. C'est son saint Jean-Baptiste, c'est l'initiateur qui l'a conquis. Tchernychevski, c'est le premier amour idéologique de Lénine. Et le premier amour est, dit-on, le plus fort de tous. Malgré sa fécondité, Lénine n'a pas donné un seul essai, un seul article spécialement consacré à Tchernychevski. N'est-ce pas parce qu'il a ~raint, en parlant de son premier amour, de tomber dans un excès de sentimentalité, donc, du point de vue marxiste, dans l'hérésie? Mais il ne pouvait évidemment le passer sous silence. Dans les moments difficiles de la lutte politique, il se réfère à Tchernychevski, il le cite. Dans toute l' œuvre de Lénine, on trouve éparses d'innombrables mentions de Tchernychevski, pleines de respect, de louange et d'amour. Il n'a parlé de personne d'autre, pas même de Marx, avec tant de superlatifs. Il l'a appélé « le grand socialiste de l'époque prémarxiste », « le grand écrivain russe », « le grand précurseur de la socialdémocratie russe», « le démocrate de l'époque où démocratie et socialisme étaient inséparables », "le grand hégélien russe,,, le meilleur représentant de la« culture grand-russienne »,«le critique remarquablement profond de l'ordre capitaliste », l'écriBiblioteca Gino Bianco 105 vain dont les «visions>> sur la réforme de 1861 «ont été géniales ». Il émane de ses articles, a écrit Lénine, cc un souffle de lutte de classes», et sa «prédication puissante a su, même dans des articles soumis à la censure, éduquer de véritables révolutionnaires ». Lénine allait si loin dans ce culte qu'il trouvait même «majestueuse et puissante » la langue de Tchernychevski, cahoteuse et pesante comme une route mal pavée, atrocement traduite de Stuart Mill. Il la mettait au même rang que celle de Tolstoï et de Tourguéniev... Il n'oubliait jamais son héros et Kroupskaïa fait observer que« chaque fois qu'il parlait de lui, sa parole s'enflammait de passion». Déporté en Sibérie, cet homme qu'on aurait cru étranger à toute sentimentalité conserve comme une relique deux portraits de Tchernychevski. Il en avait un dans l'émigration à Genève, à Paris. Au Kremlin, à côté des œuvres de Marx, d'Engels et de Plékhanov, il a << les œuvres complètes de Tchernychevski, qu'il lit et relit dans ses moments de liberté». On peut regretter que Kroupskaïa n'ait pas dit quelles œuvres de Tchernychevski il « lisait et relisait». On peut penser qu'à la fin de sa vie, devenu dictateur de la Russie entière, il savait mieu..xque jamais ce qu'il avait dû à Tchernychevski, sur le chemin qui l'avait mené de Kokouchkino au Kremlin ... Dans sa réponse à Vorovski, Lénine avait indiqué que l'œuvre de Tchernychevski lui avait fait connaître le matérialisme et la dialectique. Ce sont là deux éléments si essentiels dans la pensée de Lénine qu'ils ont pu suffire à lui inspirer une gratitude éternelle à l'égard de l'initiateur. Mais ce qui n'est pas clair, c'est de quelles œuvres de Tchernychevski, et sous quelle forme, Lénine, avant même de connaître Engels et Plékhanov, a reçu la notion de matérialisme philosophique. On en est réduit aux hypothèses. Il en va autrement de la dialectique, que le marxisme russe, à partir de Plékhanov, a considéré comme un procédé magique et supérieur d'analyse et de connaissance (la lampe d' Aladin, le Sésame ouvre-toi), accessible aux seuls élus marxistes orthodoxes. On n'a pas besoin de deviner dans quel livre Lénine a fait connaissance avec la dialectique. Il suffit de feuilleter l' Essai sur la période gogolienne de la littérature russe et de trouver le passage où Tchernychevski expose avec une gravité toute professorale que « la célèbre méthode dialectique ... a été élaborée par Hegel comme un moyen préventif contre les tentations de s'écarter de la vérité et de se complaire à des désirs et préjugés personnels ». En utilisant cette méthode, le chercheur cc doit rechercher s'il n'y a pas dans l'objet de sa pensée des qualités et des forces contraires aux apparences qu'offre cet objet au prerrJer regard ». Le chercheur ne doit pas oublier que « tout dépend des circonstances, des conditions de lieu et de temps», que « la vérité abstraite n'existe pas, la vérité est toujours concrète» et « qu'on ne peut porter un jugement déterminé que sur un fait déterminé, aprcs avoir examiné toute les circonstances desquelles il dépend ».
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