232 l'analyse sociologique. Ils s'insèrent chez Marx dans un schéma d'évolution historique qui leur donnait leur réalité et leur consistance. Marx voyait le capitalisme accumuler, en réduisant à la misère un prolétariat toujours plus nombreux, un outillage industriel dont le socialisme, ensuite, hériterait et partagerait équitablement les fruits. En fait, le schéma marxiste ne s'est pas réalisé. Loin d'apparaître comme le successeur du capitalisme, le socialisme tient aujo1:1rd'hui,dans certains pays, la place qu'ailleurs occupe le capitalisme : c'est lui qui accumule, lui qui réalise l'industrialisation. Et l'analogie ne se limite pas au plan économique, car sur le plan social on constate que la stratification des classes, en régime socialiste, n'a pas disparu, et n'est même pas fondamentalement différente de ce qu'elle est dans les pays qualifiés de capitalistes. Enfin, contrairement à la prédiction de Marx, le socialisme n'a pas aboli l'Etat. Capitalisme ~t socialisme ne sont donc pas deux systèmes absolument opposés qui se succèdent, mais deux modes d'une même réalité, qui est la société industrielle. Sur un point cependant, on le sait assez, il y a divergence absolue entre régimes soviétiques et régimes occidentaux. Là, l'Etat est entre les mains d'un parti unique, et c'est ce que Raymond Aron appelle le « régime de parti monopolistique ». Ici, le pouvoir est l'enjeu d'une lutte entre partis rivaux : l'auteur use alors de l'expression « régimes constitutionnels - pluralistes ». Il peut donc conclure (B, 309) : «· La société industrielle, définie par ses caractères économiques et sociaux, n'implique pas une organisation déterminée du pouvoir. » La démonstration est magistrale, et devrait avoir une importance décisive dans l'histoire des idées politiques. SUR UN TERRAIN si parfaitement nettoyé, il va falloir rebâtir. L'auteur doit en effet rendre compte de ces régimes politiques opposés que l'économique et le social ne ·peuvent expliquer. Et c'est ici qu'il devient malaisé de le suivre. Une proposition, en effet, semble découler de façon aveuglante de sa démonstration même : si les institutions politiques sont indépendantes des structures économiques et sociales, elles doivent, de· toute ·nécessité, faire l'objet d'une' étude séparée. · Une étude de ce genre peut faire apparaître des liens entre les institutions politiques et tel ou tel autre ·Blblibteca Gino. Bianco DÉBATS ET RECHERCHES secteur de la réalité sociale, mais on ne peut, semble-t-il, préjuger ces liens. Or ce n'est nullement ainsi que procède Raymond Aron. Il est en premier lieu étrangement influencé par le concept de société industrielle. Ce concept lui a permis d'éclaircir des problèmes de structure économique et sociale, mais l'a aussi conduit à penser - on ne saurait trop le répéter - que les institutions politiques sont indépendantes de ces problèmes. Et cependant, il écrit (C, 237) : « Je m'intéresse aux régimes qui constituent la superstructure de la civilisation industrielle. » Ce terme de « superstructure » a lieu de nous surprendre car, venu de Marx, il implique un lien de cause à effet entre l'économie et les institutions. Ce lien, Raymond Aron ne songe pas· à le répudier absolument, oar il écrit plus loin (C, 366-67) : « Les diverses phases de la croissance économique favorisent plus ou moins tel ou tel régime, mais (...) il n'est pas prouvé que les sociétés industrielles ne comportent qu'un seul type de superstructure politique. On peut imaginer une civilisation industrielle épanouie avec ·divers régimes politiques. » Passage curieux où l'on voit l'auteur affirmer l'influence de l'économie sur la politique au moment même où il la met en doute. Ou plutôt il semble qu'il ne puisse se débarrasser du concept marxiste de superstructure, et qu'il cherche seulement à l'assouplir. Il est d'ailleurs encore plus singulier de le voir parler du « type de régime qui l'emportera » (C, 369), comme s'il adoptait l'eschatologie marxiste et croyait lui aussi à quelque fin prochaine de l'histoire. 'Ces traces de marxisme, à vrai dire, sont moins fâcheuses que le parti pris de limiter la recherche aux sociétés industrielles. Cette limitation doit-elle, elle aussi, être attribuée à l'influence du marxisme ? Peut-être, mais c'est ce qui n'importe guère. De toute façon, en s'interdisant des comparaisons plus générales, l'auteur se condamne à une synthèse partielle. Tel est le danger de tout effort pour renouveler les concepts scientifiques. On est ici tenté de paraphraser en la renversant la proposition de Leibniz, et de dire que les esprits scientifiques ont' raison lorsqu'ils nient et tort lorsqu'ils affirment : car ils nient des concepts antérieurs à eux à la lumière d'une expérience plus large et mieux analysée, tandis que les nouveaux .concepts sont rarement. le fruit de ces dénombrements entiers et de ces revues tout à fait générales que Descartes se donnait pour dernier point de sa méthode.
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